De tous les romans que j'ai pu écrire au cours de ma vie, Une journée, une rue, cent personnages est mon favori, mon meilleur! Sa création a été une aventure extraordinaire et je crois que l'ensemble était une idée originale, hors des sentiers battus. Cependant : un plan rigoureux, puis beaucoup de discipline. Les cent personnages du titre représentent autant de chapitres, de trois pages, divisés entre 50 hommes et 50 femmes, lesquels sont aussi divisés en cinq parties : enfants, adolescents, jeune adulte, adulte, vieillards. Il fallait, pour le plan, trouver ces cent personnages. Un travail d'un mois! Enfin en route, je me rendais chaque jour au parc pour écrire une page et pas une ligne de plus.
Ce jour-là, mon plan m'indiquait : "Fillette triste". Alors, je me mets à écrire, mais arrête cinq minutes plus tard, ayant l'impression qu'un autre chapitre était trop semblable. Il fallait trouver une autre avenue et je n'y arrivais pas. Soudain passe derrière moi une fillette portant pantalon, faisant bondir vigoureusement un ballon. J'ai alors pensé qu'à l'époque de mon roman, en 1949, elle aurait été jugée comme un garçon manqué. Et la voilà mon idée! Voici le résultat et les trois pages complètes.
La fillette court de façon saccadée vers le parc, tout en faisant bondir sa balle à ses pieds, la rattrapant avec vigueur. Elle trouve rapidement un groupe de garçons, la chassant sous prétexte que des vrais gars ne s’amusent pas avec des filles. « Ils ont raison. Jouer avec des filles est la dernière chose que je voudrais. Si je dis à ces gars que je ne suis pas une fille, ils ne me croiront pas et vont se payer ma tête. Je ferais pareil. Nous sommes comme ça, nous, les garçons : francs et directs. »
Elle voit des semblables plus loin : cerceau, ballon, corde à danser. Horreur! Inutile d’approcher ces affreuses, qui ne connaissent rien aux vrais jeux : camion, courses à vélo, hockey, baseball, guerre. D’ailleurs, la seule fois où des garçons lui ont permis de se joindre à leur groupe, elle avait scalpé sept missionnaires, un record absolu. Elle se dirige vers le terrain de baseball, grimpe par-dessus la clôture avec la facilité de Tarzan, bien qu’elle ne soit pas certaine qu’il y existe de tels objets dans la jungle africaine du héros. La petite fille lance sa balle avec une force inouïe, quand arrêtée par un avertissement d’un employé municipal, préparant le lieu pour la rencontre de championnat de ce soir. Avec autant de force, elle lui rétorque : « Je vais m’en aller, mais si vous me traitez encore de fille, je vais vous casser la gueule! » Rien à faire dans ce parc. Elle décide de se rendre lancer sa balle contre le mur de brique de l’école de secrétariat. « Secrétaire! Un métier idiot! Moi, je serai mécanicien! » Quelle force dans le bras! Une précision! « Dix années de plus à ce rythme et la grande équipe professionnelle de la province de Québec va m’engager. Je n’aurai qu’à couper mes cheveux. Le gérant ne se rendra compte de rien. L’hiver venu, ce sera la même chose pour la formation championne de hockey. S’il y a une autre guerre à ce moment-là, je me porterai volontaire. Décorée des plus prestigieuses médailles après la fin du conflit! » Assurée de cet avenir, elle crache par terre comme pour donner plus de poids à sa pensée. La balle est délaissée au profit d’une courte branche dont elle se sert comme mitrailleuse, courant en zigzag, jetant des Ra-Ta-Ta-Ta à la volée, bondissant par-dessus les tranchées, franchissant la zone ennemie, abattant tout ce qui bouge. « Onze, mon général! Dont un avec mes mains nues! Merci, mon général! Vous savez, c’était simplement la routine. À vos ordres, mon général! Demain, j’en coucherai douze! » Après un salut très discipliné, elle se dirige vers sa tente et retrouve ses confrères, en train de jouer aux cartes ou de se chamailler, afin de garder les réflexes éveillés. « Allons au cabaret, les gars! Nous boirons du whisky toute la soirée et ce sera facile de faire la conquête de la serveuse! » Délaissant la branche, elle retourne à la balle, devenue une grenade, mais, en courant, elle trébuche, tombe tête première, se relève sans pleurnicher. « Stupides chaussures avec des courroies! Je ne pourrais pas avoir des vrais souliers comme tous les gars, avec des cordons solides? Puis cette robe! Quelle honte de devoir la porter, obligée par mes parents de me déguiser ainsi. C’est certain qu’en me voyant avec cette robe, les gars vont penser que je suis une tapette. » Furieuse, elle lance une dizaine de fois avec encore plus de vigueur. Après, elle sort de sa poche secrète son paquet de cigarettes à la cannelle, en croque une à pleines dents. « Rien de mieux pour relaxer qu’une délicieuse cigarette! Des gars que je connais préfèrent la pipe, mais la réglisse me donne mal au ventre. Une bonne bière, peut-être? Malchance : pas assez d’argent pour une bouteille de bière d’épinette… J’ai travaillé pour ma mère, pourtant! » La maman a un mal fou à l’inciter à l’aider à la maison, tant à la cuisine que pour faire le ménage. Elle? Avec un balai entre les mains? Scandale! Par contre, avec un marteau et des clous, elle fut d’une excellente aide pour son père dans la réparation de la niche du chien familial, un robuste berger allemand, le cabot mâle par excellence de la race canine. Une adolescente arrête promptement, après avoir été cavalièrement sifflée. Elle se retourne, à la recherche du malotru, mais ne voit personne, sinon une petite avec une balle, assise sur un banc. La jeune fille passe outre. « Joli pétard! Belle carrosserie! Si j’avais dix ans de plus, elle serait dans mes bras à chaque fois que je claquerais des doigts. Elle me préparerait à souper : un bon gros steak saignant. De la vraie viande! Au déjeuner, des rôties calcinées et un café sans lait ni sucre. Pas comme les cochonneries de salade de ma mère et que je… qu’est-ce qu’il y a, sous le banc voisin? »La fillette se penche, recule, horrifiée, en voyant une poupée sur le ciment. « Une niaiseuse a perdu son jouet. C’était à elle de faire attention. Les filles, c’est tout le temps distrait. » Une minute de silence passe, avant qu’elle ne se fasse craquer les jointures, étirant les bras, poings fermés. « Ça n’empêche pas que cette enfant va brailler à n’en plus finir. Les filles, ça pleure tout le temps. Je n’ai qu’à tendre l’oreille pour entendre la propriétaire. Une bonne action ne peut faire de mal. Monsieur le curé, un vrai bon gars, me le rappelle souvent. »
Elle prend discrètement la poupée, marche une courte distance, ayant l’impression que tout le monde la regarde et se moque. « Dans la ruelle! Les filles jouent dans la ruelle. C’est là que je vais trouver la pleureuse. » La poupée coincée sous son bras, elle marche à pas militaires vers le lieu, jetant de longs regards circulaires autour d’elle. « C’est peut-être un cadeau du père Noël. Les filles croient longtemps à ces histoires. Il m’a apporté un… Je veux dire que mon grand-père, un brave de la guerre de 14, m’a donné un camion à benne, l’an passé. Tous les gars du quartier voudraient en avoir un pareil. Où est-elle, cette crétine de fille? On dirait qu’il n’y a personne, dans cette ruelle. Beaucoup de gens n’ont pas terminé leur souper. » Personne pour la remarquer? L’enfant a l’impression que la fin du monde vient de se produire et qu’elle se retrouve seule sur Terre. Alors, prudemment, elle marche vers un fond de cour, s’assoit au sol, adossée à un arbre, puis regarde le joli visage de la poupée, lui sourit, caresse ses cheveux, la serre contre elle en la berçant.
Commentaires
Merci et bonne... route !
Je vous remercie pour vos conseils... ils me sont vraiment précieux. Passez une agréable journée