Il arrive que j'écrive des scènes de roman qui me remuent les tripes. Aux relectures, je me demande si c'est bien moi qui ai écrit une telle chose. C'est le cas de l'extrait que je vous présente.
Nous sommes autour de 1762, dans une Nouvelle-France conquise par les Anglais. La société de l'époque était avant tout paysanne. L'été devenait le moment pour savoir si les gens allaient manger pendant l'hiver. Pas d'insectiside, à l'époque ! Alors, il y avait un risque de voir des insectes ravager les champs. La chaleur estivale était considérée comme une épreuve, alors que l'hiver devenait un moment de repos et de sociabilité. Cependant, au cours de ces deux saisons, les enfants risquaient de trépasser, que ce soit par la chaleur ou par le froid.
Mon personnage Vitaline voit Marie, sa fille aînée adorée, en danger de mort, au cours d'une canicule qui n'en finit plus. On lui recommande de garder la malade au chaud, mais Vitaline fait le contraire, dans une scène émouvante d'amour maternel. Vous verrez.
Le titre du roman : Madame Antoine, toujours inédit, mais qu'un éditeur voulait publier en deux parties. J'ai refusé.
De retour chez elle, la maison ressemble à une église obscure surchauffée, alors qu'une dizaine de femmes sont réunies pour les prières. Vitaline ne pense pas à la bonté de leur geste et, telle un animal femelle, s'empare de son enfant pour la transporter en courant par les rues du bourg. Les gens, effrayés, s'éloignent de la source du mal, alors que Vitaline presse le pas, en pleurant, jusqu'à la berge du fleuve Saint-Laurent. Elle tient Marie contre son corps, la berce, enduit son visage d'eau, regarde le ciel en criant : "C'est l'été et sa chaleur qui la tue! L'été détruit tout! Marie a besoin de fraîcheur et pas de toute cette chaleur! Dieu, mon Maître, ayez pitié de votre pauvre servante qui a tant souffert pour vous plaire! Faites tomber la pluie! Faites gronder le vent pour que je garde près de moi celle qui est plus que mon sang!" La population, affolée, n'a jamais entendu tel désespoir. Ces gens deviennent encore plus consternés quand ils voient Vitaline s'enfoncer dans l'eau en répétant sa litanie. Un homme va vite la rejoindre pour la calmer, la raisonner. La femme s'en débarasse d'un coup de tête et refuse de bouger. Une heure plus tard, les militaires anglais s'en mêlent et ce que Vitaline leur crie, dans leur langue, provoque leur colère. La pauvre est traînée de force jusque chez elle. Marie, le visage rougi, râle comme si son dernier moment de vie était venu.
Au début de la nuit, Vitaline retourne sur le bord du fleuve avec la fillette, alors qu'une légère brise accompagne la noirceur. Elle berce, berce sans cesse Marie, en ne pouvant arrêter de pleurer. Elle prie Dieu, l'implore de laisser l'enfant vivre et de la prendre à sa place. Les militaires de garde, au loin, examinent, muets, l'inquiétant spectacle du désespoir de cette mère. Leurs compères de l'après-midi leur ont fait part des insultes de Vitaline, mais ils n'en tiennent pas compte, sachant que cette femme est prise d'une émotion incontrôlable. Ils l'invitent sagement à retourner sous son toit. Farouche, Vitaline les chasse par de vifs gestes de la tête et des épaules. Ils s'éloignent, avant de revenir avec des miches de pain, comme s'ils voulaient attirer une bête blessée.
La fatigue et le sommeil n'ont pas raison de Vitaline, alors que Marie dort paisiblement, la tête contre sa poitrine. (...) Au matin, les habitants viennent voir l'étonnante démonstration, mais l'Acadienne les ignore. Sa fille entre les bras, elle marche rapidement, comme pour créer du vent afin de la rafraîchir. (...) Peu après, Antoinette, Anne, le petit Antoine et Pierre-Antoine accompagnent leur mère sur le bord du fleuve. Sans cesse, ils épongent le front de Marie avec de l'eau froide.
Vous voulez savoir? L'enfant va survivre.
Commentaires
J'espérais bien que tu lirais ceci.
Belle inspiration... l'émotion est palpable.
Merci d'avoir ajouté la suite de la scène en fin de texte, c'est sympa ! .
Bonne journée et bon dimanche !
@+
Tu sais, chaque fois que je passe près du St-Laurent dans l'ancienne partie de la ville, je pense à Vitaline dans l'eau avec sa fille entre les bras. N'oublons pas qie pour les gens de ce temps, l'eau ne faisait pas partie de leur hygiène, d'où l'idée de guérir l'enfant avec de la chaleur, pour provoquer des sueurs et évacuer la maladie du corps.
Beau texte, la narration est inclusive, la description nous fait vivre la scène sur les berges du fleuve....