Anne Tremblay figure parmi les plus singuliers personnages de mes romans. Nous sommes au 18e siècle et Vitaline et ses enfants vivent sous les violences incessantes d'Antoine, père et mari monstueux. Jeune, Anne tarde à parler. Antoine menace ses autres enfants et son épouse si la petite ne se met pas à parler. Avec patience, sa soeur Marie et Vitaline lui enseignent une phrase. Le moment venu de montrer le résultat à son père, Antoine écoute la réussite, mais au lieu de la féliciter, il la bat avec fureur.
Alors, Anne décide qu'elle ne parlera plus. Seule l'aînée Marie sera auditrice du secret : Anne peut parler. La petite développe des particularités inhabituelles, comme se déplacer telle un chat, sans faire de bruit. Elle a aussi un sens poussé de deviner les dangers. Alors que Marie doit être conduite à Québec chez les ursulines pour devenir religieuse, Antoine revient seul, blessé aux jambes. Il fait croire aux siens que Marie et lui-même ont été attaqués par des loups. Seule Anne ne le croit pas, persuadée que son père a tué sa soeur. Pendant toutes ces années, l'enfant grandit avec un désir profond de se venger de son père. Voilà pour la mise en contexte et voici celui de l'extrait.
Anne travaille comme domestique pour un vieux boulanger, qui se met en tête d'épouser la jeune fille de treize ans. Antoine consent à accepter, en retour de la somme dont il a besoin pour acheter un cabaret. L'union a lieu, mais, le soir même, les gens des Trois-Rivières font savoir au boulanger qu'ils ne sont pas d'accord. Je souligne qu'à la Renaissance, un charivari n'était pas une manifestation festive, mais une de protestation. Titre du roman : Madame Antoine.
Anne regarde avec désolation la maison qui sera maintenant son foyer. Il semble bien que le vieux boulanger n'ait pas nettoyé depuis sa dernière visite. Heureux, il lui sourit et lui tend les bras. Anne, farouche, s'empare d'une chaise, prête à se défendre. Il sourit davantage, esquisse un pas, susurre quelques mots gentils, quand il est abasourdi par le secret révélé par l'autre.
- Jamais vous n'aurez ma vertu, vilain bonhomme! Je préfère l'enfer que vous laisser me souiller!
- Mais... Mais... Vous parlez!
- Et si vous le ditez à mon père, je vous attache pendant votre sommeil et j'incendie votre maison! Je ferai votre cuisine et entretiendrai votre intérieur, mais jamais vous ne me toucherez!
- Mais, Anne... Quel... Quel miracle de vous entendre!
- Non, vieil homme. Ce sera votre cauchemar.
Abel, estomaqué, s'assoit pour mieux reprendre son souffle. Anne cherche un chiffon et choisit plutôt un balai, pour se mettre immédiatement au travail. Après dix minutes, il tente à encore d'avoir une explication, mais reçoit un coup de balai en plein visage.
- Je ne suis pas du bétail que l'on achète! Vous et mon père allez l'apprendre et vous paierez pour votre crime!
- Je n'ai que de bonnes intentions à votre endroit. Je vous aime, vous savez.
- Je vous ai dit de ne pas approcher, sale chien!
- Je respecterai votre désir, mais je suis tout de même chez moi. J'ai le droit de marcher dans ma maison.
- Allez dans votre fournil pour travailler, pendant que je vais nettoyer votre auge. (...) Et si vous dites à quiconque que je sais parler, je vous tue dix fois, vieil homme!
Pour appuyer sa menace, Anne crache par terre. Le boulanger recule, se persuade que cette colère sera de courte durée. (...)
Une heure passe, puis Anne rejoint sa mère pour l'assurer qu'elle viendra chaque jour pour s'occuper de la maison et des jeunes enfants. Puis elle retourne à la boulangerie, menace encore Abel, avant de se mettre à table, en gardant un couteau dans sa main gauche. Le soir venu, chacun se met au lit de son côté, puis les deux sont alertés par des cris venant de loin et qui approchent.
"Charivari! Charivari!" Anne sourit, se redresse, à la recherche d'une bougie. Abel, affolé monte la rejoindre.
- Des charivaristes! Que Dieu nous protège de leur colère, ma petite épouse!
- C'est le coutume, quand il y a un mariage mal assorti.
- Ils vont tout briser!
- Vous m'en voyez ravie.
Nerveux, Abel court vers les volets qu'il ouvre avec fracas pour ordonner aux manifestants de s'en aller. Ses remarques ne font que motiver les hommes à crier davantage, à produire de plus en plus de bruit en frappant sur leurs casseroles, en soufflant dans leurs clairons de fortune. Leurs visages sont peints avec de la suie et ils portent des chapeaux grotesques. Le boulanger leur demande ce qu'ils désirent comme rançon. Le chef de la délégation s'empare de son porte-voix et lui hurle : "Nous ne voulons rien! Un mariage ne s'achète pas! On ne fait pas de marché avec le diable et son serviteur Antoine Tremblay! Nous sommes opposés à cette union et nous vous le ferons savoir pendant longtemps!" (...) Ils recommencent aussitôt avec plus de ferveur, alors qu'Abel pose de grands gestes en leur demandant d'écouter. "Je vais avertir les Anglais!" menace-t-il, provoquant de grands éclats de rire, suivis d'un silence, brisé par un des charivaristes qui lui lance : "We're against you too, dirty old man!" Le boulanger ferme les volets et se frappe au visage amusé d'Anne, les bras autoritairement croisés sur sa petite poitrine.
"Laissons-les. Ils finiront par se lasser', lui avoue-t-il nerveusement. Les cris et les chants nasillards s'intensifient de minute en minute. Ces sons répétitifs et violents font courir Abel à gauche et à droite, alors qu'Anne garde ses bras croisés. Il cherche compassion près d'elle, mais la petite le repousse aussitôt en criant : "Charivari! Charivari!"
Anne approche d'un volet, qu'elle ouvre avec prudence. "Regardez! C'est la pauvre enfant!" Elle sourit en voyant les masques et les maquillages, puis referme immédiatement avec force, pour laisser croire qu'Abel l'a happée vers l'intérieur. Cette scène ne fait qu'amplifier le fureur des charivaristes. Ils frappent les murs de la maison avec des bâtons, puis lancent des pierres dans les volets. Abel se bouche les oreilles, court sans cesse. Anne le voit fouiller dans une cassette et en sortir une grande quantité d'argent, qu'il lance aussitôt aux fêtards. "Tu as acheté la petite, mais tu ne nous achèteras point, boulanger!"
La pétarade se poursuit, encore plus violente, comme si tous les citoyens alertés par le bruit s'étaient ralliés à la cause. (...) Anne frappe sur une chaise pour appuyer cette atroce mélodie. Soudain, elle se rend compte que le boulanger a cessé de s'affoler et de se plaindre. Elle se retourne et a la surprise de l'apercevoir étendu près du lit. Elle approche et remarque ses grands yeux ouverts, immobiles. Elle se penche, écoute le coeur inerte, puis éclate de rire. "Mais me voilà déjà veuve!"
Anne ouvre les volets et fait signe au chef de monter. L'homme constate le décès, le communique aux autres. La jeune fille fait savoir qu'elle va aller chercher le curé. Elle prend l'argent du boulanger, mais marche plutôt vers la rive, s'empare d'un canot et pagaie de toutes ses forces.
En chemin, Anne vole des vêtements de garçon, coupe ses cheveux, puis se presse vers Québec, certaine que c'est là que son père a tué sa soeur Marie.
Plus tard, elle découvrira la vérité : le père n'a pas assassiné sa fille, mais est responsable de sa pendaison, après avoir violé l'enfant. Avec l'aide d'un jeune britannique, Anne saura enfin se venger d'Antoine, condamné au cachot, en ignorant que ce geste ne fera qu'amplifier les souffrances de sa mère lorsqu'Antoine sera libéré. Pour sa part, Anne va épouser le jeune homme, ira demeurer en Angleterre dans une riche maison, avant de mourir en couches, avant d'atteindre sa vingtaine.
Commentaires
C'est un personnage dont je suis fier. La description du charivari est inspirée de René Hardy, un de mes anciens profs et un historien qui s'était spécialisé en manifestations de protestations, dont la riche histoire des blasphèmes au Québec.
Anne est une descendante de Jeanne, que tu peux voir dans Le pain de Guillaume.
Superbe histoire ! Merci pour ce récit. @+