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Titre du blog : Mario Bergeron, romancier du Québec
Auteur : Marioromans
Date de création : 01-01-2016
 
posté le 29-04-2018 à 20:59:28

Julie et Robert

 

 

Cheveux longs et cheveux gris est le véritable titre de ce roman, rebaptisé Les Fleurs de Lyse par l'éditeur. Un roman en deux parties, concentrées sur la jeunesse des décennies 1960 et 1970. Mon effort rock & roll dans la série Tremblay! Les personnages sont caricaturaux, comme dans une bande dessinée. L'ensemble est plutôt masculin. La présence de Julie n'était pas prévue. Comme je manquais de filles, j'ai décidé de la garder. Alors que les autres sont dans le vent, à gogo et rock & roll, Julie est intellectuelle, mais tout autant caricaturale que les garçons. Elle s'exprime pas tout à fait comme les autres et, un peu malgré elle, Julie fera partie de la turbulente saga des Indésirables, le groupe rock en vedette dans le roman. Elle sera aussi la hantise de l'excessif chanteur Baraque Bordeleau. Voici la rencontre entre mon Robert et Julie, dans le cadre d'une fête ado dans un sous-sol, avec un fichier audio d'une chanson nommée dans l'extrait.

 

Baraque choisit My Girl. Voilà quinze fois que cette pièce tourne depuis le début de la soirée et toutes les filles font la queue devant Baraque dans l’espoir de danser avec lui. En passant furtivement près de l’interrupteur, les mains de Gilles, Baraque ou de Mike quittent la taille de la fille pour éteindre les lumières, aussitôt rallumées par ma mère, chaperon silencieux de nos ébats criards.        

« Est-ce que tu veux danser avec moi ?        

 - Pas sur cette musique de barbares ne servant qu’à vos rites masculins d’un ridicule archaïque.        

- Les Temptations ? Tout le monde aime cette chanson. Elle est numéro un au palmarès de Gaétan Santerre.        

- Quel argument minable, symbole d’un navrant état d’esprit se limitant à des classements superficiels.        

- Ah bon... »         


Je m’éloigne à reculons, me cogne contre les basket-ball de Ghislaine qui me tend les bras et un sourire. Je danse collé pas trop collé, de peur des réactions qui me feraient passer pour un bandit. Ghislaine sent le bon fixatif avec ses cheveux crêpés et je me laisse emporter, tout en lui marchant sur les pieds trois fois.        

« Tu ne sais pas danser ?        

- Heu... Je pense que non.        

- Tes pieds, tu les laisses glisser. Tu ne les lèves pas. Prends quatre tuiles comme limites et ne les quitte pas.       

 - Excuse Ghislaine, mais je ne me sens pas bien... »   

     


En laissant sa taille, je me retrouve face à cette bizarre très grande et maigre, qui parle comme un dictionnaire. Je m’empresse d’enquêter pour savoir qui elle est, mais personne ne semble la connaître, pas même Johanne.        


« En réalité, je remplace ma voisine qui avait mérité la permission de venir ici suite à un concours grotesque, organisé par le gorille près du tourne-disque. J’ai accepté de me présenter, car je m’intéresse à la sociologie et à la psychologie. Je désire étudier les mœurs et coutumes des adolescents québécois d’aujourd’hui, en les plaçant dans une perspective comparative avec une étude sur les agissements des peuples aborigènes d’Australie, réalisée récemment par un éminent ethnologue hongrois.        

- Tiens, tiens ! J’ai vu un film, l’an passé, où un professeur étudiait aussi les mœurs des jeunes et...        

- Quel film ?        

 - Beach Party, avec Frankie Avalon et Annette, et aussi Dick Dale, le roi de la guitare surf.        

- Encore un produit de consommation concocté par Hollywood dans le but d’une acculturation du peuple francophone d’Amérique du Nord.        

- Heu... tu n’aimes pas les films ?        

 - Essentiellement les œuvres de Robert Bresson et d’Ingmar Bergman. Sans oublier Federico Fellini.        

- Oui. Je vois…Tu ne t’amuses pas ?         

 - J’ai un plaisir fou. Cette visite me semble très concluante.        

 - Et la musique ? Tu n’aimes pas la musique ?        

 - Bien sûr. Jacques Brel et Léo Ferré sont des auteurs prodigieux, et au Québec, Claude Léveillée et Jean-Pierre Ferland écrivent des textes d’une assez agréable profondeur. »     


Une chansonnier ! Les pires ennemis des jeunes amateurs de bonne musique ! Cette race effroyable écoute des chansons épouvantablement orchestrées où des chanteurs endormants disent plus de mots qu’il n’y a de notes. Ils vont écouter leurs chanteurs dans des boîtes minuscules avec des filets de pêche au plafond, tout en parlant de livres très épais dont les auteurs ont des noms toujours pleins de Z, de K et d’Y. J’aurais dû me douter que cette grande fille souffrait de cette maladie, même si mon cœur me dit que je la trouve la plus jolie parmi nos invitées.        


« Jolie ? Stiffie, Robert ! C’est pas une basket-ball et même pas une baseball. C’est à peine une golf et elle est pâle comme une fève !          

- Très à propos, Baraque, car son nom est Lefevre. Julie Lefevre.        

- C’est toute la connaissance que tu as envers moé qui t’as tout montré sur les filles ?        

- La reconnaissance, Baraque. Pas la connaissance.         

- T’es déjà contagié avec tous les mots compliqués de cette fève ! Ça ne doit même pas connaître Louie Louie, ce genre de poupée ! »


Beaucoup de filles décident de partir vers neuf heures et demie, obéissant aux recommandations de leurs parents. Certaines ont la chance d’avoir le droit d’atteindre onze heures et s’en vont un peu avant, laissant la place aux rires et aux commentaires des gars du groupe, alors que ma sœur Johanne passe son temps à murmurer « Bande d’espèces de niaiseux ! », parce qu’on a refusé de jouer à l’âne sans queue. Mais Julie est toujours sur place, n’ayant pas bougé de sa chaise.        


« Sylvain et Lisette ne m’imposent pas de limites temporelles, dans le but de développer mon sens de l’autonomie et du jugement.       

 - Qui ?        

 - Sylvain et Lisette. Mes parents.        

 - Ça veut dire que tu peux veiller tard.        

- Selon ton langage simple mais efficace, oui. J’aimerais bien parler avec toi des significations du rituel de la danse instinctive pratiquée par la plupart des jeunes gens de cette soirée.        

- Le gogo ?        

 - Ce terme mérite à lui seul quelques heures de réflexion. Puis-je rester pour discuter avec toi de ces questions ? Peut-être pourras-tu éclairer certains points obscurs.        

- Avec plaisir.        

 - Et le grand gorille... quel bipède étrange ! Il possède son propre langage formé de codes curieux et fondé sur une profusion d’hyperboles. Il a aussi une gestuelle particulière qui cache sans doute une multitude de frustrations œdipiennes. Freud aurait été enchanté de le connaître.        

- Je peux le lui présenter, si tu veux.        

- Comme c’est charmant. »        


C’est la première fois que je reçois une fille dans mon coin secret. Je me sens gauche et ridicule, ne sachant trop comment me placer, ni comment l’aborder, surtout qu’elle ne cesse de parler avec des mots que je ne comprends pas. Je pense qu’elle croit que les gars du groupe sont des idiots. Mais ça ne me fait rien. Elle est jolie quand même.        


« Tu bâilles ? Je t’ennuie ?         

- Excuse-moi. Il est plus de deux heures et demie...        

- Je comprends. Je ne m’imposerai pas davantage. Il faudrait continuer cet échange ultérieurement.        

- Si tu veux, on se reverra plus tard pour encore parler.        

- Vraiment charmant. Tu pourras continuer à m’expliquer cette théorie du Louie et du Louie, un cérémonial vraiment étonnant, mais dont je ne saisis pas toutes les nuances.        

- D’accord.        

- Puis-je avoir à ton endroit une impulsion sexuelle ?        

 - Pardon ? »         


Elle se lance vers moi et me donne un gros bec sur le front, rajoutant : « Charmant. » Me voilà seul à me gratter le toupet. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux être primitif comme Baraque et accrocher de ma main toutes ces filles qui gazouillent près des scènes, après chaque spectacle.