Un extrait de La splendeur des affreux. Nous sommes en 1810. Étienne est un jeune homme bossu et très laid et qui, de plus, a un défaut d'élocution. Petit, il a vécu séquestré et battu par son père. Après le décès de sa mère, pendue injustement par un chef de garnison militaire anglais, le pauvre Étienne est adopté par le même Anglais, pris de remords, qui lui confie la tâche de garçon d'écurie. Méprisé par la population des Trois-Rivières, Étienne ne sort guère de son écurie, développant un grand amour pour les chats et les chevaux.
À l'adolescence, l'Anglais met tout en oeuvre pour qu'Étienne apprenne un véritable métier : maréchal-ferrant. Le garçon veut surtout être considéré amicalement par tout le monde, être un homme normal, lui qui a vécu sans cesse sous les insultes et les moqueries. Parmi ses désirs : rencontrer une jeune fille plaisante. La chose est arrivée, mais pour une fille gentille, Geneviève, promise à un garçon tout autant aimable.
Mais voilà qu'un type de la ville l'assure que sa cousine, en visite, est une fille très laide et qu'elle sera ravie de faire sa connaissance, lors d'une fête. Étienne vit alors d'espoir, mais...
Le grand jour arrivé, je me sens nerveux. J’ai passé les deux dernières soirées devant mon petit miroir à essayer de parler sans hésiter et à prononcer les mots comme il faut. J’ai cherché à me coiffer et à me vêtir à mon avantage, sans oublier tous ces débuts de nuit où j’avais du mal à m’endormir à force de trop songer aux propos qui pourront intéresser la cousine. Quand je me présente à la maison du paysan, la fête est déjà commencée. Mon hôte s’empresse de m’accueillir et de me rappeler que sa cousine a hâte de me rencontrer et que chacun se montre anxieux d’assister à cet événement. Pour ajouter du spectaculaire, il propose de me bander les yeux. Je refuse, jusqu’à ce qu’il m’assure qu’elle fera de même. Me voilà guidé dans la cour, alors que le garçon claironne: «Étienne Tremblay est arrivé!» Aussitôt, des applaudissements font taire la musique. On m’immobilise et un silence rigoureux s’impose. «À trois, nous enlevons les bandeaux. Attention! Un! Deux! Trois!» Me voilà devant la plus belle jeune fille que l’on puisse imaginer. Je recule d’un pas. Elle hurle et s’évanouit, alors que les rires fusent de partout. Je regarde l’infâme instigateur de cette cruelle comédie, ainsi que tous ses amis complices, pour leur dire: «Vous t’êtes méchants! Tous!» Ma protestation ne fait qu’inciter ces diables à se moquer davantage. Je m’éloigne à toute vitesse. Il n’y a personne pour maladroitement me dire que c’était une plaisanterie.
Je rentre aux Trois-Rivières et fracasse la porte de ma maison. Je me jette dans mon lit pour hurler et pleurer. Ici saute sur moi pour ronronner et frotter son nez sur mes oreilles. Je la prends et la serre fort contre moi, la berçant, alors que je me répète qu’ils sont cruels, si cruels! Pourquoi est-ce que je n’ai pas le droit de vivre comme tout le monde? Je pleure longtemps et la chatte ne me quitte pas d’un poil. Je me lève et me précipite vers mon ancienne écurie. Le garçon qui me remplace ne veut pas que je demeure et menace d’avertir l’Anglais. Ah! je veux bien le voir! Je lui dirai que je désire reprendre mon poste, qu’il peut vendre la maison et oublier ses illusions de faire de moi un homme respecté : je suis un bossu, un garçon affreux, le fils de la pendue et rien ne pourra y changer! Mon Anglais m’écoute sans sourciller, puis je l’entends chuchoter au garçon de me laisser dormir dans l’écurie.
Le lendemain, la belle cousine, furieuse, cogne à la porte d'Étienne pour l'insulter vertement, car les vilains lui ont fait croire qu'il était l'instigateur de ce scénario.
Je souligne que Ici est le nom de la chatte d'Étienne.