Le texte ci-haut est un courriel reçu d'un lecteur. Cela arrivait de temps à autres, car lors des salons du livre, je laissais toujours une pub où on trouvait mon adresse. D'autres passaient par le site de la maison d'éditions. De telles surprises faisaient beaucoup plaisir et j'ai d'ailleurs tout conservé. Ce message présente deux faits inhabituels. Un homme qui m'écrit? Très rare ! De plus, le message date de février 2010, c'est à dire quatre années après que l'éditeur eut pilloné les romans de la série Tremblay. Le type a alors sans doute lu ces livres via les bibliothèques et n'a lu que la moitié de la série. Je lui ai assurément mentionné les trois livres manquants. Cliquez sur l'image pour lire.
Qu'il me nomme le personnage Jeanne ne me surprend guère. Dans les salons du livre, les gens me parlaient sans cesse d'elle. Jeanne Tremblay était une artiste peintre très talentueuse, mais un personnage casse-cou, émotif à l'excès, irresponsable, mordant dans tous les interdits de la vie, dont une consommation excessive d'alcool. Dans Perles et chapelet, elle est une "amie particulière" de Sweetie Robinson, pianiste dans une salle de cinéma. À la fin de la décennie, Sweetie en a ras-le-bol des attitudes de sa copine, retourne aux États-Unis et une année après, elle écrit une lettre à Jeanne, lui demandant de lui pardonner et de la retrouver à Paris.
Comme indiqué par le lecteur, cet épisode parisien n'était pas dans le roman. Dans le suivant, L'Héritage de Jeanne, le personnage revient, métamorphosé pour le pire, mère célibataire d'une petite fille du prénom Bérangère. Le lecteur semble se demander ce qui a pu se passer à Paris. Je lui ai sans doute répondu que je n'en savais rien, mais son idée ne m'a pas quittée et, quelques années plus tard, j'ai créé ce roman, intitulé Le destin de Jeanne.
Je vais répondre à ses questions. Non, je n'irai pas au salon du livre de Montréal. À Paris, Jeanne sera de plus en plus excessive, si bien que Sweetie en aura plein le dos une seconde fois. Par exemple, Jeanne a l'habitude de se faire payer des verres d'alcool dans les bistros. Qui est le père de Bérangère? Un vagabond au bon coeur qui vient en aide à cette femme ivre-morte. Le lendemain, le vagabond était disparu et Jeanne ne se souvenait plus de rien. Et Sweetie? Elle joue du jazz et du ragtime dans des boîtes parisiennes en compagnie de musiciens américains noirs exilés. Elle enregistrera même un disque. Mais contrairement à Jeanne, Sweetie n'aime pas Paris et retournera dans son pays avec ses musiciens.
Voici un extrait où Jeanne foule le sol français pour la première fois, suite à une traversée de l'Atlantique éprouvante.
S’apprêtant à descendre, elle se sent nerveuse. Un télégramme est arrivé une heure plus tôt, informant que Sweetie ne sera pas là avant le début de la soirée. Jeanne se sent peinée par cette situation. Enfin, elle pose le pied sur le sol, ayant le goût de s’agenouiller et d’embrasser le ciment. Le premier natif s’adressant à elle ne faisait pas partie de ses rêves : « Z’avez un centime pour donner un coup de main à un pauvre désœuvré? » Jeanne, nerveuse, dessine une négation de la tête, surtout parce qu’elle ne connaît pas la valeur de la somme réclamée.
Jeanne marche, arrête, la tête comme une girouette. Tout lui paraît si différent. Les maisons sont veillottes, hautes, avec des escaliers à l’intérieur. Les rues lui semblent très étroites. Bien sûr, elle a souvent vu des photographies, mais la réalité, c’est une autre histoire. Les deux valises la gênent dans ses mouvements.« Où désirez-vous aller, ma petite dame? » À la gare, bien sûr, en espérant que le train de Sweetie ne tardera pas. Ce chauffeur de taxi se montre volubile, parlant de température, résumant les quatre saisons précédentes et terminant par l’été par excellence de son enfance. Jeanne ne l’écoute pas, trop occupée à tout regarder. Elle ne pense pas à enquêter pour constater s’il ne prend pas des détours trop longs afin de faire augmenter le prix de la promenade. Jeanne demeure surprise devant la gare : elle ressemble à celle de Trois-Rivières. Elle a habité en face une partie de sa vie, alors que son père Joseph et sa sœur Louise s’occupaient d’un restaurant de repas légers du nom de Petit Train, accueillant souvent les voyageurs en transit. C’est ainsi qu’en janvier 1922, Sweetie était arrivée de New York, par un soir de tempête. Elle avait l’air frigorifiée, inquiète, et cette image avant tant frappé Jeanne qu’elle l’avait transformée en une toile magnifique, la seule qu’elle a toujours refusé de vendre.
Deux heures d’attente! Jeanne sort, regarde de l’autre côté de la rue pour savoir s’il n’y aurait pas un Petit Train. Elle aperçoit un mirage conforme à ses rêves : un bistro avec des tables sur le trottoir. Rien de tel n’existe au Canada. Il y a des gens perdant du temps, un verre de vin à portée de la main, ou un café servi dans un bol. Elle avance trop rapidement, trébuche contre le rebord du trottoir et immédiatement, cinq bons samaritains se lèvent pour lui venir en aide. Le remerciement adressé au plus grand provoque une réaction : « Vous n’êtes pas du pays, n’est-ce pas? De quel coin arrivez-vous? De Normandie? Avec votre accent, hein, ceci dit sans vous vexer… Du Canada, vous dites? C’est très loin! » Le vin est offert. Jeanne refuse, ne désirant pas le flirt de cet homme. Elle s’installe au loin, commande un goûter. Du pain français! Comme jamais aucun boulanger canadien n’arrivera à préparer! La France, c’est le vin et le pain! Par contre, le fromage de son pays natal vaut cent fois mieux que cette boulette nauséabonde et à la couleur douteuse. Quelle importance, à bien y penser? Jeanne se sent heureuse de déguster ce premier repas français alors que rien ne bouge autour d’elle. La jeune femme termine à peine quand un cri la fait pâlir et redresser : « Jeanne! Jeanne! » Sweetie qui accoure, inchangée, sinon qu’elle porte ses cheveux plus longs, repoussés vers l’arrière. Jeanne se lance tel un boulet vers ses bras et l’amie subit le choc d’une folle étreinte et d’un torrent de larmes, sans oublier un enchainement incessant de bécots. Les clients, témoins de la scène des retrouvailles, applaudissent en poussant des interjections.
Ce roman est la seule de mes créations qui ne se déroule ni à Trois-Rivières ni au Québec. Texte caractériel, je n'ai pas cherché quoi que ce soit d'historique ou social relatif à la vie parisienne des années 1930. Par contre, j'ai écouté attentivement les paroles de chansons de cette époque, regardé des films et des photographies. J'ai évité le Paris mondain et touristique, me concentrant sur les quartiers populos et respectant un certain argot français. Je me sens très content de ce roman, que je crois riche en personnages attachants, dont une concierge, madame Rodrigue, qui prendra soin de la petite Bérangère, pendant que Jeanne travaillera pour des salaires de crève-la-faim dans les pires endroits.
Commentaires
A l'époque de la Nouvelle-France, l'accent et même le vocabulaire était différent selon le lieu d'origine de l'immigrant, mais à force de vivre ensemble, il y a eu des points communs, tout en ayant des particularités.
Montréal n'est qu'à 200 km de chez moi et les natifs de la grande ville roulent les RRRR, comme on ne le fait pas chez moi.
Je le savais qu'un peu de l'accent québécois était proche de l'accent normand… je dis un peu car tu nous dit dans un autre texte qu'il y a différents accents au Québec…
Il y a quelques années, utilisant je ne sais quelle technique, on avait synthétisé la voix de Jeanne d'Arc laissant entendre un accent qui ressemblait fort à l'accent de la belle province…
Par contre, ça me traverse l'esprit que maintenant, Jeanne d'Arc venait de l'autre côté de la France, en Lorraine, loin de la Normandie…
J'y ai jamais pensé à ça !
Ou alors le vieux français parlé était le même à travers le pays de tes ancêtres ?