VEF Blog

Titre du blog : Mario Bergeron, romancier du Québec
Auteur : Marioromans
Date de création : 01-01-2016
 
posté le 28-06-2018 à 05:12:10

La partisane extrême

 

 

Dans Une journée, une rue, cent personnages, l'événement de la journée est une rencontre de championnat de la ligue commerciale de baseball de la ville. Deux chapitres (3 pages chaque) sont consacrés au feu de l'action. Le second est mon favori, puisque le personnage en vedette est inspiré de deux véritables partisans. Il y a aussi un plus : la femme mène une vie terne et prévisible, mais quand elle se présente dans les estrades du parc, elle devient "quelqu'un d'autre."

D'abord, les cris, la clochette et les "Come on Buddy" étaient l'oeuvre d'une femme croisée - mais surtout entendue! - lors des rencontres de l'équipe Midget dont j'étais moi-même partisan, en 2011. En second lieu,  quelques années auparavant, il y avait au stade de Trois-Rivières un homme particulièrement odieux envers l'adversaire et les arbitres. Un soir, je vois un des arbitres arrêter la partie, avancer vers les estrades, pointer l'homme du doigt en lui disant : "Arrête ça ou je te fiche à la porte une autre fois." Ce dernier élément m'avait étonné et je m'étais renseigné auprès d'un membre de la direction du stade : Oui, ce partisan avait déjà été expulsé à quelques occasions par les arbites.

 

 

Les enfants agitent des fanions, des adolescents portent des pancartes pleines de fautes d’orthographe, mais seule cette partisane de l’équipe adverse a osé se présenter avec une cloche. Aucune surprise pour les habitués des parcs de la ville : plus d’un l’a vue avec un tambourin, une trompette, une casserole et un marteau. Chacun l’a aperçue déguisée en bouffon, en joueur de baseball, en père Noël (au cœur de juillet) et en croque-mort, le visage peint en vert. Elle ne parle jamais : elle crie, hurle, vocifère. « Come on, buddy! Garde le contrôle! T’as la situation en mains! Ils ne peuvent rien contre toi! Come on, buddy! Lui, c’est un fils à sa maman! Lance-lui ta courbe et il va faire dans sa culotte et retourner chez eux en suçant son pouce! Ouais! En voilà une, buddy! T’en manques que deux! (Cloche) »

 

 

Elle suit les activités de l’équipe de son quartier depuis une douzaine d’années, se présente dans les estrades toujours seule et aucun joueur n’a de lien parental avec elle. Cette grande femme, sans doute au début de la quarantaine, demeure la seule partisane de l’histoire de la ligue à avoir été expulsée par les arbitres, cela quinze fois, pour langage ordurier à leur endroit, sans oublier des insultes excessives destinées aux joueurs de l’équipe adverse. À chaque occasion, elle a porté plainte au président de la ligue et a exigé le remboursement du cinq sous laissé à l’entrée.

 

« Contrôle! Contrôle! Tu vas les tuer un à un, ces bandits! Come on, buddy! Concentration! Ouais! Une autre! (Re-Cloche) T’es le meilleur! Les autres, c’est des insectes! Écrase-le! Pourriture! Pourriture pourrie! T’en manques plus qu’une! T’es le champion! »

 

 

Ce matin, comme tous les autres, elle s’est tirée du lit à six heures trente pour préparer le déjeuner de son mari, de sa grande fille, de son aîné, sans oublier le benjamin, toujours d’âge scolaire et qui rencontre un mal fou avec l’arithmétique. Elle doit l’aider, l’encourager avant son départ pour l’école, alors que les trois autres sont déjà en route pour une autre journée de travail.

 

 

« Écœurant! Niaiseux! Ça, une balle? Achète-toi des lunettes, gros arbitre infirme! C’était en plein centre du marbre! Sors de la lune, épais! Cochonnerie! Come on, buddy! Laisse-toi pas décourager par ce gélatineux! Au prochain lancer, tu vas le décapiter, ce frappeur! Tu sais quoi? C’est une tapette! Ouais! Tu l’as eu! (Cloche, cloche, cloche) À la prochaine tapette de goûter à ta médecine, buddy! »

 

 

Seule à la maison, la femme a dû faire face à une tâche quotidienne qui l’exaspère : laver les vêtements de travail de son époux. Comme il besogne pour la municipalité et n’a que deux pantalons et autant de chemises, il revient chaque jour avec des taches d’huile, de graisse, de peinture, sans oublier la poussière, la boue et des odeurs difficiles à identifier. De plus, comme il marche des milles et des milles dans les conditions les plus épouvantables, les chaussettes ne durent pas longtemps et elle doit passer des heures à les repriser.

 

 

« Come on, buddy! Lui, c’est pire qu’une tapette : une tapette à lunettes! Un joueur de baseball aveugle! Ça te donne une idée des pourris qui composent l’autre bande de trous du cul! Ouais! En plein centre! (Ding! Ding! Ding!) Deux autres comme ça et l’aveugle n’aura qu’à courir vers sa maman en braillant comme une mauviette! Come on, buddy! Tue-le! »

 

 

Ensuite, il y avait les planchers des chambres à laver. Le grand garçon laisse traîner ses vêtements partout et, mille fois, elle lui a fait remarquer que la cendre va dans les cendriers, et non pas au sol et encore moins dans le lit. La fille se montre plus rangée, mais comme elle travaille comme domestique, la dernière chose dont elle a envie, en revenant à cinq heures, est de faire le ménage de sa chambre.

« Tu les domines, cette bande de crottés! Come on, buddy! Plus qu’un seul crétin pour terminer la manche! Après, on va défoncer leur vieux lanceur plein de rhumatismes! T’as vu qui s’en vient? Un nain de carnaval! Trois lancers et il va se creuser un tunnel pour retourner avec les rats de son espèce! Ouais! En voilà une! (Cloche + Sifflements stridents.) T’en reste que deux! »

 

 

Le grand garçon travaille relativement près de la maison et a le temps de venir dîner, mais ne peut consacrer plus de dix minutes à ce repas. L’assiette doit être sur la table dès son arrivée. Si au moins il pouvait une fois, une seule fois, remercier! Ce matin, il ne restait que deux tranches de pain. Comme les paies n’arrivent que le jeudi soir, la femme a dû compter la monnaie avant de se rendre à l’épicerie. La marche de quinze minutes lui a changé les idées, mais elle s’est sentie honteuse de devoir payer ce pain tranché avec des sous noirs.

 

 

« Non seulement un nain, mais c’est un manchot, laid comme un pou! Un pou nain! Un échappé de l’asile! Les hommes en blanc vont venir le chercher à la fin de la rencontre! Come on, buddy! Ouais! Deux prises! (Cloche, etc.) Au prochain lancer, tu vas lui donner une crise cardiaque, à cette vermine et… Ça, une balle? T’es malade dans la tête, stupide arbitre? T’as les yeux croches! Combien ils t’ont donné pour dire que c’était une balle? Une prise et rien d’autre ! En plein centre! Va t’acheter des lunettes! Des lunettes et une loupe! Colon! Cave! Déchet! Vomissure! Pissette molle! »

 

 

C’était la journée, comme toutes les autres, où il fallait balayer dans les coins et passer le chiffon, sans oublier de vérifier la liste d’épicerie. Comme la température le permettait, elle en a profité pour laver les fenêtres de l’extérieur. Il ne restait plus beaucoup de nourriture dans la glacière et sur les tablettes pour penser à un souper nutritif. La femme a accompli ces devoirs en sachant qu’au cours de la soirée, elle ne serait plus une banale ménagère, une femme sans couleurs, une anonyme parmi toutes ses semblables : au terrain de baseball, elle allait de nouveau devenir la partisane la plus cinglée de tous les temps, son seul bonheur dans sa vie terne.

 

 

« Jamais vu un mental de ton genre, l’arbitre! Une prise! Une prise! Une priiiiiiiise! T’as entendu, pissette molle? Vous avez vu la pissette molle, vous autres? Pissette molle! Pissette molle! Piss… Ah non… Pas une autre fois… Pas une seizième fois… Come on, buddy… »