VEF Blog

Titre du blog : Mario Bergeron, romancier du Québec
Auteur : Marioromans
Date de création : 01-01-2016
 
posté le 08-07-2018 à 06:42:54

Un personnage : le Rio de Trois-Rivières

 

 

 

 

Le Rio était mon bar rock favori de ma ville, au cours des années 1970. Il apparaît brièvement dans mon roman Les Fleurs de Lyse, mais je lui déroule le tapis rouge dans Les Baveux. En fait, le Rio est tant important pour le groupe de jeunes du récit qu'il devient en soi un personnage.

Il y a chez cette bande un attachement profond pour ce lieu où ils "vident les bouteilles et remplissent les cendriers." Alors, je le décris avec amour, avec des souvenirs personnels qui sont demeurés vivants dans mon esprit. Voici un extrait des Baveux, avec une description du Rio. Je souligne que le serveur chauve a réellement existé.

 

 

 

Ce serveur fait peur. Il est non seulement grand et musclé, mais très robuste. On dirait un ancien lutteur professionnel, se faisant surnommer Boris pour nous faire croire qu’il est un soviétique. Qu’il n’ait aucun cheveu sur le crâne le rend davantage menaçant. Les autres n’ont pas l’air plus rassurant. Le chauve approche, nous regarde sans rien demander. Nous annonçons nos marques favorites, puis il revient, dépose bouteilles et verres, tend la main, prend l’argent et s’en va sans dire un mot.         Sauvage est persuadé que ce sont tous d’anciens joueurs de football. Cette optique sert à garder le calme dans le lieu. La musique est forte, les clients rient, mais personne n’ose crier, ni monter sur une chaise. Pour les jeunes ne fréquentant pas le Rio, le club a la réputation d’être « tout croche », alors que je ne peux imaginer un endroit plus militaire. Dans les autres places, ça aboie et tout le monde s’excite. Pire dans les brasseries.        


Si on a les poches pleines de joints, il ne faut pas les fumer dans la boîte. Dans l’escalier d’entrée, ça va. D’ailleurs, en poussant la porte, cette odeur nous frappe, si caractéristique du Rio, avec l’excellence de sa musique. Les serveurs ne refusent jamais une bière à un type déjà ivre. Une fois, j’avais vu un gars vomir. Le chauve était arrivé avec ses chiffons, avait pointé du doigt sans rien annoncer.         

Le Rio est le sous-sol du cinéma Impérial. Il a donc l’apparence d’un rectangle, pas très large. La table où nous nous installons se situe dans l’équivalent du vestibule, avec, à droite, un long bar, puis, à gauche, une loge pour le responsable de la musique, un peu élevée. La section équivalente au cinéma même est longue, complétée par une petite piste de danse. Nous ne fréquentons pas ce lieu, car la musique deviendrait alors beaucoup trop assommante, empêchant de nous entendre. Comme on diffuse là-haut des films jusqu’à onze heures, il n’y a guère de musique au Rio avant la fermeture du ciné. C’est ouvert, mais pas très excitant. La clientèle est au courant de tout ça et fait comme nous, arrivant après onze heures. Souvent, l’un des Baveux me téléphone à onze heures et demi pour me demander de le rejoindre là-bas. Il arrive aussi que nous débutions la soirée ailleurs, particulièrement au Trou.         

On peut rejoindre le DJ en marchant vers l’escalier, ce qui me laisse croire que son nid est un ancien placard allongé. Nous savons tous qu’il n’accepte pas des demandes spéciales. Il installe toujours le disque qui est en train de tourner à la vue de chacun, pour éviter les « C’est qui, qui joue? » Le gars est sympathique. Une fois, il m’avait laissé faire un enchaînement. J’étais au paradis! Les gens lui lancent sans cesse des compliments.        

La musique donne l’impression que ce sont souvent les mêmes disques, sauf qu’il a un choix tant et tant large qu’on a le sentiment que c’est du neuf. Engagement, par Charlebois, je suis incapable d’écouter ça chez moi, mais quand c’est au Rio, je yepyepyepe avec Robert. Tous les classiques du hard-rock sont au rendez-vous, avec le triumvirat sacré de Zep, Sabbath et Purple. Les incontournables rocks progressifs sont de la partie, tout comme le bon Québécois, avec Offenbach plusieurs fois par soir. Gerry qui éructe au Rio, c’est tellement remuant! Il n’y a pas de folklore ni de disco. Parfois, quelques chansons plus vieilles sont les bienvenues, par les Doors, Beatles et Stones.         

Mon oncle m’a raconté qu’au cours des années 1950, il lui arrivait de fréquenter le lieu, un cabaret avec des humoristes, des chanteuses exotiques avec castagnettes, et c’est sans doute pourquoi le club porte ce nom anachronique de Cabaret. Il y avait aussi de la danse sociale, type rumba. C’était un endroit très chic, semble-t-il.         

Plus tard, des groupes yéyé y sont passés. Peu après, il y eut un meurtre, provoquant une réputation qui subsiste chez les gens ne poussant jamais la porte blanche : le Rio est un repaire de motards et un endroit violent. Exactement le contraire de la réalité! C’est sûrement la boîte rock la moins dangereuse de Trois-Rivières. Partout ailleurs, j’ai vu des bousculades, entendu des engueulades. Jamais au Rio. Les serveurs ne le permettraient pas… surtout le chauve!         

La fermeture, comme partout ailleurs, a lieu à trois heures. Sauf qu’ils font le dernier appel dix minutes avant le moment fatal. On peut alors commander deux ou trois bouteilles. Même s’il n’y a alors plus de musique, que la lumière nous éblouit et que des chaises reposent sur les tables, nous pouvons demeurer là jusqu’à quatre et même cinq heures. On voit alors d’incroyables nuages de fumée de cigarette, se cognant contre les murs, s’incrustant au plafond. Un vrai de vrai club, c’est enfumé et rien d’autre. Comme il n’y a pas de fenêtres et que la porte ne donne pas directement dans le lieu, il n’y a aucune aération.



 

D'autres éléments du folklore relatifs au Rio apparaissent dans le roman, comme ce jeune aveugle sans cesse présent, avec son chien guide qui demeurait tranquille, malgré le bruit. Je parle aussi de ce fait qui va faire frémir les femmes : le coin d'aisance pour les gars était minuscule, avec une seule cabine et un seul urinoir. Alors, pas de gêne : il y en a qui pissaient dans le lavavo !

 

 

Le Rio est disparu dans un incendie en février 1982. Pour mon personnage vedette, c'était une catastrophe. Des années plus tard, le héros tente de retrouver ses amis de jeunesse. Le premier qu'il déniche posera un geste émotif. Passant devant le lieu reconstruit (et qui abrite un café yuppie), le type s'agenouille là où se trouvait la porte du Rio et garde une minute de silence.

 

 

Le fichier audio : Led Zeppelin, bien sûr.