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Titre du blog : Mario Bergeron, romancier du Québec
Auteur : Marioromans
Date de création : 01-01-2016
 
posté le 07-08-2018 à 05:05:25

Gaspard le fou

 

 

De tout ce que j'ai écrit dans ma vie, Les secrets bien gardés figure parmi mes trois créations favorites, bien que ce texte ne sera sans doute jamais publié. Nous sommes en Nouvelle-France au début du 18e siècle, où trois frères insupportables sont flanqués de quatre soeurs qui ne valent pas mieux. Mais leurs pires aspects demeurent secrets... et seuls les lecteurs et lectrices sont au courant.

Enfant, Gaspard avait décidé de son avenir : il serait un médiocre, un atroce, une abomination dans le domaine choisi : troubadour ou amuseur public. Notons qu'il le fait volontairement, certain que sa médiocrité ferait rire les gens et lui permettrait de vivre des aventures partout dans la colonie. Autre aspect de Gaspard : il déteste les Français, bien que sujet français lui-même. Ceci était une réalité pour les gens nés au Canada et n'appréciant pas les nobles de France qui venaient brièvement en Amérique pour s'enrichir et repartir.

L'extrait suivant nous permet de bien cerner le personnage et aussi de le voir à l'oeuvre, dans l'auberge de son frère Samuel, accueillant d'autres artisans pour la construction d'une église.

 

 

 

Gaspard ne respecte aucune règle poétique, sinon la rime. D’ailleurs, le jeune homme ne sait pas qu’il existe des règles en poésie, bien qu’il ait pu noter dans quelques rares livres la science des mots de ces littéraires de France. La plupart des gens éclatent de rire en entendant sa prose et les concernés qui connaissent ces secrets de la langue française s’esclaffent davantage, sachant que la poésie de Gaspard est d’une étouffante pauvreté. Peut-être croyez-vous que n’importe qui pourrait faire de la sorte? Pour ma part, je crois que non. Gaspard a une grande bouche, des yeux pétillants et tout son être porte à la joie, au sourire. Agile, il se sert de tous les membres de son corps pour accompagner de gestuelles chaque phrase. Il devient ainsi habile dans ses maladresses. Plus Gaspard entend parler d’histrions, de troubadours, de fous et autres jongleurs de France, plus il se persuade de faire le contraire afin d’ajouter une catégorie à ces métiers d’amuseurs: le Gaspard Tremblay.

«Un jour, j’irai en France me produire devant les plus grands aristocrates et ils me couvriront d’or pour que je me taise. Ceux qui voudront en entendre davantage le feront en pensant que Sa Majesté a en Canada de fort piètres sujets. Je serai pour eux le prototype de l’échec du roi dans cette colonie.»


Sa fortune faite, l’aventure terminée, Gaspard reviendra en Nouvelle-France pour recommencer. «Quand je mourrai, en paraissant devant le tribunal de Dieu, tous les anges et les saints seront étouffés de rire en m’entendant. J’arracherai un sourire à mon Créateur. On prétend qu’il est très sérieux…»        

Gaspard ne désire pas de seigneurie, de belle maison de pierres des champs, de perruque poudrée, de culottes de soie et de domestiques dévoués.  «Du vin, du tabac, mon peuple et leurs femmes!» À son luth, il a ajouté une viole qu’il manie avec aisance, mais dont il se sert de façon atroce devant le public. Dans ses moments de solitude, ses instruments de musique deviennent ses amis de concentration et de délicatesse. Il apprend avec patience, s’éblouit des sons enchanteurs qu’il produit. Gaspard possède aussi une belle voix, mais, évidemment, devant les gens, il fausse, s’étrangle pour ainsi déshonorer l’art lyrique où il pourrait exceller. Mais qui s’en amuserait?

(...)                

Gaspard revient à ce moment, vêtu d’un justaucorps trop large et d’une fausse perruque de noble, qui lui ballotte sur le crâne à chaque mouvement de tête.  Il salue, échappe son chapeau, qu’il fait remonter par un coup du bout de sa chaussure. Il salue de nouveau, sous les applaudissements enthousiastes. «Est-ce qu’il y a de nobles gens de France dans cette auberge? Non? Alors, mes frères, nous allons passer d’agréables moments! Avant tout : place à la poésie! Oh, pas celle de la Cour ou des châteaux que vous ne verrez jamais, mais celle qui vous rend heureux, mes chers amis canadiens!» Pour plaire à l’auditoire, la muse le frappe avec la puissance d’un marteau de forgeron. Tout de suite, il s’empare de son papier et de sa plume pour écrire un poème sur un clou. Gaspard n’a pas encore dit un seul mot que son public s’amuse déjà.


«Je suis fou de mes clous.

Je donnerais tout pour être un clou.

Ce petit objet,

Qui est loin d’être laid,

Sert à la survie

De notre colonie.

C’est grâce à lui

Que l’on construit

Et que l’on bâtit

Tout ce qui se termine en i.                                                Sans clous, point de pays                                              

De maisons ni d’abris.                                              

Sans lui, nous sommes démunis                                            

Misérables et finis.                                               

Aimez vos clous, mes amis                                              

Et ils vous le rendront.                                              

À nous tous un jour  ils serviront                                             

À fermer les cercueils des Français.»

 

 

Samuel a le goût de courir jusqu’au fleuve et de nager jusqu’à épuisement afin d’éviter qu’un de ses amis lui demande encore si Gaspard est véritablement son frère. Cependant, les maîtres éclatent de rire et font un triomphe à cette ode au clou. Ils réclament un poème sur les femmes «qui nous font verser tant de larmes et contre lesquelles il n’y a point d’armes.» Ensuite, Gaspard propose un sonnet «bien sonné » et un alexandrin «plutôt coquin.» Vient ensuite la chanson d’amour : «Ma mie vous êtes mon pain, à chaque jour dans le quotidien.» Quand un homme s’étouffe de rire, Gaspard arrête sa récitation, s’approche pour lui demander si, par hasard, il ne se moquerait pas de son talent. Un des moments les plus appréciés du spectacle est celui du poème improvisé, sur un thème choisi par un membre de l’auditoire. «Sur la porte! Écrivez-moi une prose à propos de cette porte, monsieur!» Gaspard prend alors une profonde respiration, ordonne le silence, renverse la tête, ouvre solennellement la bouteille d’encre, soupire, souffre en réfléchissant. Dix minutes plus tard, il annonce : «La porte, qui me transporte» et ne peut terminer son œuvre, car le public n’en finit plus de s’amuser de ces premiers mots.

 

 

Commentaires

Marioromans le 07-08-2018 à 20:05:03
Les personnages de ce roman sont particulièrement désaxés... Habituellement, les personnages de 'romans historiques' sont des héros, des aventuriers au grand coeur, alors que les miene sont tout le contraire.


Grand-Regard et la Lumière a été refusé quelques fois. Mon éditeur 2015-16 m'a refait un signe et a demandé d'autres textes, qui seraient plus courts. Grand-Regard en fait partie et des six envoyés, je lui ai fait savoir que celui-là est mon préféré. Je devrais obtenir une réponse ce mois ou en septembre.
Maritxan le 07-08-2018 à 19:50:10
Comme mon traitement ne commence que lundi prochain et que je me trouve actuellement dans un moment d'apaisement (ce qui est plutôt rare en ce moment), j'en profite donc pour te lire.

Je dois t'avouer que ce Gaspard ne m'attire pas autant que tes autres personnages, sais pas trop pourquoi.

Où en es-tu avec Grand-Regard et la Lumière ?

Bonne soirée cher ami !