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Titre du blog : Mario Bergeron, romancier du Québec
Auteur : Marioromans
Date de création : 01-01-2016
 
posté le 23-02-2019 à 22:16:21

Les échecs de Jeanne et de Sweetie

 

 

Au cours des années 1920, Jeanne fut une grande portraitiste et Sweetie une pianiste de salle de cinéma applaudie par les foules. Si la première vit un net déclin à cause de son alcoolisme, la seconde doit faire face au cinéma sonore et au congédiement de tous les musiciens de ciné. Les voilà exilées à Paris où leur situation d'immigrantes ne leur fait pas voir la vie en rose. Travaillant fort pour remonter la pente, les deux connaissent des échecs simultanément, ce qui provoque chez elles une réaction turbulente, comme aux jours fous de 1925. Un extrait de Le destin de Jeanne.

 

 

 

Fière, Jeanne se présente à la galerie où ses douze toiles sont accrochées aux murs. Elle sera dans le coin le plus reculé : place d’abord aux deux français. La jeune Tremblay s’en fiche, assurée que ses portraits sont supérieurs aux âneries des autres. « C’est froid, le Canada? » de demander la paysagiste. Après la première journée, celle-ci a vendu trois toiles, le floral deux et Jeanne aucune.

         

Les visiteurs, relativement nombreux, vont et viennent et Jeanne a l’impression que plusieurs d’entre eux ne sont là que pour se réchauffer. Les plus riches applaudissent les compatriotes et regardent l’étrangère comme une poussière d’une ancienne colonie dont même la royauté ne voulait plus. Un homme, avec une barbichette grise, passe trente minutes à analyser le style de Jeanne, dans un échange chaleureux, jusqu'à ce qu’il s’éloigne sans rien acheter, mais en raflant le premier paysage de la femme. Jeanne rougit de colère, décide de sortir afin de ne pas sauter à la gorge des deux autres.        

« Le principal, c’est de l’avoir fait et…        

- Ta gueule, Sweetie!        

- Jeanne… Je t’en prie…        

- J’ai travaillé comme une dingue pour ces toiles, tu t’es privée de tout pour m’acheter le matériel et je ne demande que le quart de ce que je gagnais en vendant à Montréal et à Trois-Rivières, puis des cons préfèrent acheter des sacramants de paysages et des tabarnaques de pots de fleurs, après avoir passé une demi-heure à me dire que le Canada est beau et que j’ai un accent charmant et…        

- Damned! Fuckin’ shit, comment parles-tu, Jeanne?        

- De plus, je… Oh et puis t’as raison… C’est aussi une journée importante pour toi et je ne dois pas la gâcher. »         

Sweetie porte avec féminité la belle robe achetée pour sa grande première, sans oublier ses boucles d’oreille et son collier de toc, ainsi qu’une goutte de parfum. En arrivant au bistro, il n’y a presque pas de spectateurs. Payer pour une danse et un orchestre complet, ça va, mais donner plus cher pour une pianiste seule, c’est une autre histoire. Quand Sweetie débute, Jeanne compte quinze personnes. La musicienne sourit, explique le but du spectacle, parlant un français volontairement approximatif comme pour prouver son origine américaine, quand soudain interrompue par une interjection masculine : « Où est Albert? Où est l’accordéon? » Sweetie ignore, se met à l’œuvre, jouant le ragtime plus rapidement que son ombre. Un Tiger Rag démesuré est interrompu par la même voix : « Et la valse musette, la nana? Joue la valse, au lieu de produire ce vacarme! On n’est pas chez les nègres, ici! »  Jeanne sent qu’elle doit intervenir.         

« Tu fermes ton clapet. Laisse la pianiste jouer.         

- Je ne l’empêche pas de jouer, cette gueuse de yankee!        

- Elle a triomphé mille fois avec cette musique, elle est meilleure que tous les musiciens de Paris et tu lui fiches la paix.         

- Oh là là, quel accent, hein! De quel bled viens-tu, paysanne? »

 


1925 revit, pas comme à l’Impérial de Trois-Rivières, mais plutôt comme dans une salle de danse de Montréal, alors que le gérant a jeté à la rue ces deux folles de poudrées qui ont provoqué une bagarre, renversé des tables, cassé des verres. Jeanne et Sweetie sont assises dans la neige, sur le bord du trottoir, écroulées de rire, se rappelant les extraordinaires moments qu’elles viennent de vivre, dont un retentissant coup de genou de Jeanne dans les trésors du malotru. Trois heures plus tard, enlacées et saoules, elles rentrent à la maison, en n’ayant pas cessé de rire.

La photo est celle de la comédienne de cinéma Colleen Moore. J'ai souvent identifié le physique de Jeanne à cette jeune femme.

 

Commentaires

MarioMusique le 25-02-2019 à 17:41:18
L'idée de l'épisode parisien de Jeanne m'avait été suggérée par un lecteur, rencontré dans un salon du livre.


Jeanne à Paris est beaucoup plus à rebrousse-poil que dans Perles et chapelet, jusqu'à ce qu'elle devienne enceinte et change beaucoup, tout en combattant son alcoolisme.


J'ai aussi écrit un roman sur sa fille Bérangère, qui couvre 40 années. Grâce à Bérangère, Jeanne connaîtra une reconnaissance posthume comme peintre.


Je crois que Jeanne est le personnage le plus singulier que j'ai créé depuis toutes ces années. Elle est pleine de défauts, mais demeure tout de même attachante.
chocoreve le 25-02-2019 à 15:10:39
Je viens de terminer "l’héritage de Jeanne" sans passer par son destin ... mais tout semble dit, ici dans ce résumé ...

(J'espérais que Jeanne revoit Sweetie après sa période de sevrage, j'espérais une autre fin, mais hélas ...)


Aujourd'hui je m’apprête à commencer à lire "Gros-nez le quêteux" ...