Roméo Tremblay apparaît dans onze de mes romans, sans doute aidé par le fait que ce personnage sera centenaire. Il n'est pourtant pas le favori de mes créations. Lors des salons du livre, plusieurs personnes croyaient qu'il s'agissait de moi-même. Pas du tout! Il n'y a eu aucun modèle, aucune inspiration.
Le caractère initial a été créé dans le roman Tremblay & Fils, commercialisé en 1996. Je me suis servi de cette base pour définir son caractère vital, que ce soit par ses qualités ou par ses défauts.
Dès sa petite enfance, dans Ce sera formidable, Roméo présente ce qui sera sa caractéristique : c'est un observateur. Dans Tremblay & Fils, on ajoute une sensibilité parfois à fleur de peau.
L'influence principale qu'il aura, au cours de sa vie, ne vient pas de son père, mais d'un ami de celui-ci : le vagabond Gros-Nez, lequel est aussi observateur et a un bon coeur.
Par contre, sa sensibilité devient son défaut : c'est un homme qui se laisse abattre facilement. De plus, il se montre effroyablement envahissant dans la vie de sa soeur Jeanne. Roméo sera un père de famille distant envers ses enfants.
Terrassé par les décès consécutifs de sa soeur Jeanne, de son père Joseph et de son fils Gaston, Roméo devient ravagé, mais donnera à sa vie (à partir de la cinquantaine) une dimension absente de ses années de jeunesse : il deviendra beaucoup plus attentif à ses prochains. Le déclic se fait au contact de sa fille Carole et de son petit-fils Martin (dans Contes d'asphalte.) Ce sera sa caractéristique jusqu'à la fin de son existence.
Roméo sera journaliste, écrivain, libraire. Il ne connaitra qu'un seul amour, pour celle qui deviendra son épouse : Céline. Le couple aura six enfants, trois garçons et trois filles. Il aime beaucoup la lecture, la musique (Un grand admirateur de Charles Trenet!) Il adore sa ville natale de Trois-Rivières.
L'extrait, de Ce sera formidable. Roméo est un enfant fragile, souvent malade, qui apprendra à parler tradivement, mais dira des mots très francs. Par exemple, il dira "Chien" et non "Toutou". Observant son père Joseph dans sa boutique, il apprend à compter.
Papa! Il a dit papa! Après maman, j’imagine que c’est dans l’ordre naturel des choses. Il ne prononce toutefois aucun autre mot que ceux qui servent à nous désigner. Cet enfant roule vers ses trois ans, pourtant… Adrien, au même âge, parlait sans arrêt, mais il semble que Roméo ne fera jamais rien comme tout le monde. En janvier, il a souffert d’une grippe si violente que Marguerite a sorti ses prières de l’année précédente, mais en invoquant particulièrement saint Blaise – un spécialiste des maladies, dit-on – pendant que je souhaitais la visite de Gros-Nez avec son plein sac de formules de guérisseur. Le mal est disparu aussi brusquement qu’il était apparu. Roméo regarde avec ses yeux étranges, suit chacun de mes mouvements en bougeant la tête doucement. Il observe. L’enfant ne cherche même pas à toucher, se contentant d’examiner. J’aimerais savoir ce qui lui passe par la tête. Je lui répète les mots des objets ornant les étagères : assiette, serviette, marteau. Tant de choses! Il ne réagit pas. Je compte les caisses d’un nouvel arrivage, en sentant son regard me frapper dans le dos.
« Un, deux, trois.
- Quoi?
- Un, deux, trois. »
J’en échappe ma pipe! Roméo frappe les caisses avec ses petites mains en comptant. Je traverse à la maison en courant et revient avec Marguerite, mais notre garçon refuse de recommencer sa prouesse devant sa mère. Elle soutient qu’il a simplement répété mes mots. Je suis certain qu’il a compté! Il n’avait jamais rien dit d’autre que papa et maman. Pourquoi ces chiffres au lieu des noms de Louise et d’Adrien? Pourquoi a-t-il prononcé si distinctement « trois » sans escamoter le R? Ce petit m’étonne chaque jour un peu plus et je suis surpris qu’il ne s’en rende pas compte. Il passe les cinq jours suivants sans dire un mot, sans compter, ce qui persuade Marguerite que j’ai eu la berlue. J’enquête auprès de papa pour savoir si j’étais ainsi, au même âge. Évidemment, il ne s’en souvient plus, ce qui n’est pas le cas de Lise qui, promptement, me répond que je parlais trop. Pour sa part, Catherine précise que je bougeais tout le temps. Quand Roméo court, rarement, il me donne l’impression de passer d’un point précis à un autre, comme s’il avait médité sa trajectoire, au lieu de partir en tous sens, comme une poule sans tête.
« Papa!
- Oui, Roméo. Tu veux compter pour moi?
- Papa!
- Bon, ça va, j’ai compris. Je vais attendre le mois prochain, pour un autre mot.
- Cheval.
- Quoi, cheval? Pourquoi? Où est le cheval? »
J’aurais pensé qu’il m’entrainerait à l’écurie, mais il se dirige plutôt vers le magasin, pour me désigner du doigt une petite sculpture de bois, installée sur une tablette. Au lieu de me la réclamer, de chigner, il se concentre pour la pointer sans cesse, pour me prouver qu’il a compris ma question. Et, évidemment, Marguerite est absente pour constater le phénomène.
« Joseph, tu ne sais pas ce qui vient d’arriver! Roméo a dit légume! Très distinctement!
- Pourquoi dirait-il légume? Tu parles sans raison, ma femme.
- Je te jure! Viens l’entendre! »