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Titre du blog : Mario Bergeron, romancier du Québec
Auteur : Marioromans
Date de création : 01-01-2016
 
posté le 30-08-2019 à 05:18:48

La nuit de la poésie à la Pitoune

 

 

Cheveux longs et cheveux gris est le titre de ce roman, remplacé par ce que vous voyez. En fait de Lyse, elle n'apparaît que dans la seconde partie, dont le titre est redevenu Les Fleurs de Lyse, depuis que j'ai repris mes droits sur ce texte.

 

Le roman se concentre sur la jeunesse des années 60, par un groupe de rock, puis sur celle des 70, par la voie d'une faune hip, ayant fait du café-restaurant La Pitoune (Ex Petit Train) leur lieu de rendez-vous. Les deux parties de l'ensemble sont caricaturales et humoristiques. Les personnages de la décennie 1970 vivent par des excès, des situations propres à cette génération macramé (Baba Cool, pour la France.)

 

 

Un des personnages est Nelligan Veillette, poète raté, paresseux et profiteur du fait que c'est un garçon très beau et que les filles ne refusent jamais de lui payer ses consommations. Toutes sauf Loulou, bien entendu, ennemie jurée du garçon.

 

 

Dans la foulée du théâtre dit 'Création collective", du chansonnier attitré, des soirées de folklore avec le groupe Ah Ben Coudon, il allait de soi que la Pitoune devait présenter une nuit de la poésie, supervisée plus ou moins par Nelligan  Veillette.

 

 

 

 

Nelligan vient de terminer un poème que les Pitouneuses ont vu en gestation au cours des deux derniers mois. Elles le sentaient souffrir à chaque mot, subir la terrible tension de la page blanche et du stylo à encre bleue. Quand, enfin, le poème est prêt, Nelligan décide de le garder pour lui, car trop personnel. Le poète serait peut-être prêt à inviter les filles à le découvrir dans l’intimité de son logement. Nelligan demeure dans le vieux quartier Sainte-Cécile, jadis le fief de la classe ouvrière trifluvienne, qui entassait ses nombreuses familles dans ces hautes maisons cubiques à trois étages où jamais le soleil ne pénétrait. Depuis, la détérioration a fait son œuvre et ces habitats ne sont plus bons que pour les très pauvres et les étudiants. Le plancher semble pris de hoquet et les murs gondolent. L’hiver, des stalagmites se forment entre les fenêtres, et le bruit des clous du plafond qui explosent au froid devient semblable à un coup de fusil de film américain. Monter le long escalier en tire-bouchon devient vite une aventure périlleuse en saison froide. Dans la salle de toilette, minuscule, Nelligan dispose d’une vieille baignoire à quatre pattes qui ressemble à un tonneau, objet étrange qui fascine Sylvie. « C’est un logement de poète, vivant modestement parmi le peuple québécois, du monde ordinaire qui devient son inspiration », confesse-t-il en clignant des cils, alors que Sylvie se sent touchée par la vie misérable de cet artiste méconnu qui, après de longues hésitations tourmentées, lui confie enfin son poème secret, reflet de son âme à la dérive.

 

 

 

 « T’as vraiment pris deux mois pour composer ça?

- Tu vois? Toi-même ne me comprends pas. L’incompréhension est le pain du poète.

- Oh, excuse-moi, Nelligan. Je n’ai pas voulu t’insulter. Pauvre toi!

- Le poète a tellement besoin de consolation face à cette incompréhension.

- Je vais t’aider pour me faire pardonner. »

 

 

 

Nelligan a hâte à cette nuit de la poésie. Il en est l’organisateur, même s’il a délégué ce pouvoir à Lyse et à Jean-Michel Michel. Cette responsabilité était trop lourde pour lui. « Nous, les poètes, vivons dans l’irréel. » Clément a vite donné son accord, car cet événement lui permettra de vendre encore plus de café pour tenir le public éveillé.

 

Voilà Nelligan qui parle sans cesse de ses grands malheurs. Sylvie, chavirée par tant de souffrances, lui donne le dix dollars qu’il voulait lui emprunter.

 

 

 

 « Viarge qu’tu m’fa’ chier, Nelligan Veillette! Chus capab’ de toffer les aut’ mongols, mais toé, tu m’fa’ chier en barnaque avec tes pouèmes à marde qui valent même pas une baptême de crotte!

- Merci, Loulou. Par l’expression tribale de tes sentiments et de ton âme, tu viens de poétiser et j’en suis très touché. Dans cette seule phrase, tu as fait référence à trois mots de digestion. C’est très bon, Loulou.

- Si j’éta’ boss d’la Pitoune, j’te flushera’ dret’ net sec!

- Et de quatre. »

 

 

 

 

Les poètes arrivent de tous les coins de la Mauricie, avec leurs barbes, leurs drapeaux québécois, leurs branches de sapin sur la tête. Tous les styles seront à l’honneur : alexandrins, sonnets, mais surtout le vers libre et l’expression spontanée du poème chair. Le thème général, comme demandé par Lyse, est le pays à bâtir. La nuit commence de façon traditionnelle, avec Roméo qui récite des vers de Clément Marchand, le grand poète trifluvien. Le vieil homme ne demeure pas très longtemps, ces jeux nocturnes n’étant plus de son âge.

 

         

 

Jacques Pellerin lui succède et chante ses compositions poétiques en l’honneur de Trois-Rivières : Rue Notre-Dame, Rue des Forges, Rue Saint-Maurice. Dur se dit que si Jacques a l’intention de chanter toute la carte géographique, il en aura pour plusieurs nuits. Comme première poétesse, une fille dénude sa poitrine où est écrit un poème sur l’exploitation de la femme objet. Dur a adoré. « C’était un poème avec du mouvement, pénis! Tu saisis, Clément? » Après quatre heures de poésie intense, les habitués attendent avec impatience la performance de leur Nelligan. « C’est un poème de l’instinct sur l’amour de mon pays. Le voici : Kébek! Kébek! Kébek! Bec bec bec! Kébek! Kébek! Kébek! Bec bec bec! Kébek! » Et ainsi de suite pendant vingt minutes. La longue ovation des Pitou­neuses touche le cœur de Nelligan. Ce succès n’a rien de comparable à l’effort poétique de Loulou. « C’t’un pouème en l’honneur d’l’hivair’ québécois et j’l’ai écrit en pensant à Nelligan Veillette. »

 

 

 

 

V’là une mauvaise nouvelle

Qui s’appelle Nelligan Veillette

Y’é plus platte qu’un hiver trop frette

Dans l’pays du Québec. 

En hiver, les chars sont jammés

Tout l’monde est pogné pour les booster

Sauf Nelligan Veillette, toujours fatigué

Dans l’pays du Québec. 

L’hiver, c’t’une saison d’cochons

Y a d’la glace d’ins escaliers en tire-bouchon

Mais c’est moins pire qu’Nelligan, c’te torchon

Dans l’pays du Québec.  



Les Pitouneurs, solidaires à l’opinion de Loulou à propos de Nelligan Veillette, lui font un triomphe sans pareil, si bien qu’à l’unanimité, Clément et Dur lui accordent la pitoune d’or, récompensant le poème féminin le mieux ressenti.