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Titre du blog : Mario Bergeron, romancier du Québec
Auteur : Marioromans
Date de création : 01-01-2016
 
posté le 28-10-2019 à 02:04:47

Gros-Nez et la princesse Lilliput

 

 

Le mendiant Gros-Nez est un homme de coeur, libre et n'aimant pas les conventions sociales, particulièrement en ce qui concerne tout être marginal. Voilà ce qui se passe, alors qu'au début du 20e siècle, il trouve un emploi temporaire pour aider des forains à dresser des tentes, en vue de l'Exposition agricole de Trois-Rivières. Il rencontre alors une naine, parlant un peu le français et fait preuve de bonté à son endroit.

Cet extrait porte beaucoup la marque de ma thèse de doctorat sur cette exposition, incluant la vie et les coutumes des forains, la réaction du public envers les 'curiosités humaines' montrées sous tente, mais surtout pas en public.

 

 

 

Joseph, pour sa part, ne pense qu’au pavillon industriel, débordant d’objets modernes. Le voilà scintillant, aux côtés de l’épouse portant sa plus jolie robe, veillant sur ses enfants pour qu’ils se comportent avec civilité. Cette famille est imitée par des dizaines d’autres, marchant à petits pas vers le terrain du coteau. La respectabilité demeure de mise pour un tel événement, alors que les forains vivent dans des trains, des roulottes usées, mal vêtus, ayant peut-être des enfants illégitimes ou s’adonnant à des vices effroyables. Ils apportent de la joie à ceux de l’autre clan.

 

« Toi, Big Nose, big aussi avec the bras.

- Alors là, tu me lances comme un compliment, petite.

- Petite ! I like ça !  Moi, petite, toi, big bras. Moi dire because what is swell est swell. Moi pas… heu… heu… Make romance, you know.

- Une bague au doigt ? Tu es mariée, petite ?

- Yes ! Beau man too ! Lui, travailler dime museum New York. J’ai picture pour montrer toi. »

 

Gros-Nez se promènerait certes aux bras de cette jolie naine, mais elle est autant minuscule que lui trop grand. Sur le placard coloré et criard devant sa tente, elle est désignée comme la princesse de Lilliput. Elle porte d’ailleurs une couronne qu’elle dit avoir payée deux dollars à Philadelphie, sa ville natale. Tous ces êtres inhabituels deviennent, dans l’univers forain, des princes, marquis, reines, généraux de pays fictifs, mais aux noms si délicieusement exotiques que le public n’y voit que du feu.

 

La princesse de Lilliput, fort distinguée, chante un air d’opéra de son pays en s’accompagnant sur une harpe à sa mesure. Cette femme de sang royal a promis à sa petite sœur, trois fois plus grande qu’elle, un joli souvenir du Canada. Gros-Nez, qui a aidé ce concessionnaire forain à dresser trois tentes, veut certes accompagner la naine au centre-ville, même si le patron interdit à ses « freaks » de trop se mêler à la population. « Toi, petite, c’est différent : tu es une princesse. »

De loin, les gens croient que le quêteux se balade avec une fillette. À mesure que le duo avance, la surprise se mêle au dégoût. Une naine sous une tente : d’accord ! Mais pas dans la rue, tout de même ! Gros-Nez connaît la souffrance cachée de tous ceux qui ne répondent pas aux normes acceptables. Il se souvient avec émotion d’une femme à barbe, hautement intelligente, qu’il avait rencontrée aux États-Unis au cours de sa jeunesse, et qui était obligée de vivre loin de la foule et des plaisirs de la liberté. Les photographies que ces artistes des tentes vendent d’eux-mêmes les représentent toujours dans des décors riches et de bon goût, comme pour illustrer qu’ils sont comme tout le monde.

Au grand magasin Fortin, la petite cherche ce qui pourrait être typiquement canadien, mais conclut que c’est la même chose que dans les commerces américains. Une poupée ? Banal ! « T’as qu’à lui dire que la poupée parle français et ce sera canadien. » Bonne idée ! Au restaurant de Joseph, la naine sème l’effroi chez l’aînée. Quelques badauds, ayant vu entrer l’étrangère, regardent par les fenêtres. Joseph ne s’en offusque pas et prend la relève de sa fille. Heureux de recevoir une princesse, même s’il se demande où est situé Lilliput. « Vingt milles au nord de Philadelphie, mon Ti-Jos. »  Peut-être que le jeune restaurateur s’attend à voir la princesse se lever pour danser et chanter. « Sans sa harpe, elle ne fera rien de tel, Jos. »

 

Pour la rigolade, il faut compter sur l’homme tronc, qui ne fait jamais rien à moitié, spécialiste des pirouettes les plus incroyables. Il peut aussi jouer de l’harmonica en enfouissant l’instrument dans sa bouche, puis parler à haute vitesse. D’ailleurs, l’affrontement de mimiques entre cet homme et Gros-Nez a semé des rires incessants dans l’équipe, jusqu’à ce que le patron arrive pour rappeler au Canadien qu’il a été engagé pour faire les courses et tenir la tente propre. L’homme ordonne au quêteux de le suivre pour, en toute intimité, le sermonner parce qu’il a osé transgresser son ordre en sortant du terrain de l’exposition avec la naine. Gros-Nez, qui n’a jamais accepté ce type d’autorité, décide de s’en aller. Informée, la princesse assure qu’elle va déclencher une grève. Le Canadien conseille de ne pas mettre ce projet à exécution. « Vous avez votre univers, tout comme moi. Nous sommes les troubadours de la bonne humeur pour les gens qui se contentent de faire partie de la masse. Nous avons fait une belle promenade, petite ? Mangé un bon repas chez Joseph ? Voilà ce qui importe. »

 

Le soir même, Gros-Nez est présent parmi le public, aux côtés de Joseph et de son fils, désireux d’entendre la princesse jouer de la harpe. L’épouse et les deux filles ont refusé d’entrer sous la tente et attendent en faisant les cent pas. « Leur normalité, ce sont eux. Tout ce qu’il y a à l’extérieur devient anormal, dont la méchanceté, les préjugés, les moqueries. Au fond, je les envie. Tu m’imagines faisant partie d’une troupe comme celle-là, Ti-Jos ? Je deviendrais le Prince Slovito, l’homme qui a le plus gros nez de l’univers. Bon ! Salut, Joseph ! Je pars dès ce soir. » Les lumières foraines s’éteignent une à une pour signifier la fin de la fête, alors que le quêteux marche en équilibre sur les rails, sifflant une mélodie de la petite harpiste, attendant un train de marchandise. Dans une baraque, une jeune américaine verse une larme : « Princess Petite… I like that! »