Voici un chapitre complet du roman que je suis en train de créer. Son titre : L'amicale des fantômes du Trois-Rivières métropolitain. Rappel : Après la mort, Roger et Annette (et non pas Dieu...) permettent aux trépassés les plus méritants de revivre chaque nuit, en qualité d'esprit, les moments des plus grands bonheurs de leurs vies sur Terre.
Le plus jeune de mes fantômes est une petite fille de quatre ans, prénommée Mimi et ayant vécu ses plus beaux instants sur Terre en 1971. Chapitre complet, donc. Dix de mes pages manuscrites. Un peu long, peut-être, mais cela devrait vous amuser et, en toute logique, la finale va vous vous faire pleurer.
Bonjour! Je suis une fantôme! Je vis pour toujours des moments de bonheur. Dans mon cas, c’était facile à révéler au bon Roger et à la sainte Annette : avec ma maman, quand nous nous rendions au grand magasin Laurentien, du Cap-de-la-Madeleine. Oh, j’aimais aussi mon papa la moustache, ainsi que mon vieux frère de huit ans. Mais pour une petite fille de quatre ans, il n’y a rien de mieux qu’une maman. Sa mère s’appelait Mireille et c’est en son honneur qu’on m’a baptisée Mimi. Mireille était ma mère-grand, mais pas comme dans les contes de fée. Elle parcourait la ville à bicyclette en chantant Elvis Presser.
Maman était la plus belle, la plus gentille, la plus plus. Elle me racontait des histoires d’un beau livre illustré avec des lapins, des fleurs et une princesse. Elle lisait tout le temps des gros bouquins sans dessins. Papa, pour sa part, écrivait des mots pour les sports d’un journal et il me faisait rire en tapant sur une machine sans regarder les boutons. Des histoires comme 2-0, 5-3, 10-7 et match nul. J’ai grandi avec les mots, si bien que même en ne fréquentant pas encore l’école, je pouvais écrire Mimi. Pas compliqué, mon prénom. Maman s’appellait Élizabeth. Vraiment plus compliqué. Papa? Paul! P-A-U-L J’ai dix doigts et je peux les écrire : 1, 2, 3, 4, etc. En fréquentant l’école, la maîtresse dira que je suis savante, pour mon âge. Je lui apporterai une pomme pour mettre sur son bureau. Mon année pour le bonheur, c’est 1971. Mile n’œuf sang soizante et once.
Mon bonheur aurait pu être à la maison, avec mes parents et le vieux. Non. Oh, j’y ai été heureuse, surtout à Noël et le jour de ma fête de l’anniversaire de naissance. Puis il y avait une piscine pour moi seule, dans la cour. Pas une grosse : une petite pour une petite fille. Le vrai bonheur : partir avec maman pour nous rendre chez Laurentien.
Laurentien est grand parce qu’il a deux étages Au premier, c’est pour les madames et les monsieurs qui veulent des bottes, du linge, une cravate et des affaires de ce genre. Il y a aussi des disques et des crayons pour grands, différentes choses. Pour les caisses afin de payer : deux anciennes fillettes : Annette et Chose. Oui, pareil comme toi, Annette! Elle est très gentille. « Bonjour, madame Francoeur. Allo, Mimi. » Alors, je rougis et je cache ma bouche avec mes mains.
Au deuxième étage, on voyait toutes sortes de machins pas importants, sauf les jouets. Oh, que c’est beau! Oh, que c’est drôle! Bien sûr, il y en a dans tous les magasins, mais chez Laurentien, c’est différent et mon papa m’a expliqué pourquoi. Le patron de Laurentien a signé une entente exclusive avec le père Noël et tous les jouets sont fabriqués au pôle nord, par les lutins de l’homme le plus important du monde entier. Maman ne m’en achète pas tout le temps, sinon la maison serait trop pleine. Par contre, les cahiers à colorier, je peux en avoir à volonté. Ce n’est pas coûteux et j’ai toujours le crayon à la main, surtout le rouge.
Voilà les jours les plus heureux et Roger et Annette sont gentils de me permettre de les revivre, et même d’en inventer, à condition que ça demeure dans le local de Laurentien. J’invite parfois d’autres filles fantômes et on s’amuse follement. Le jour, je vais du côté de notre maison pour revoir maman, même si ça me donne le goût de pleurer des larmes de invisibles. Papa aussi, qui n’écrit plus des sports dans le journal et marche avec une canne, Je vais vous donner un exemple de ce que je fais. Nuit! Nuit! Nuit reviens!
Je suis en train de jouer avec ma Barbie quand maman entre dans ma chambre pour me demander si j’aimerais l’accompagner pour des commissions chez Laurentien. Ouiiiiiii ! Je bondis et je danse le gogo! Elle me dit qu’une fille doit être vêtue proprement pour une telle sortie. Ma robe rouge sera parfaite, celle avec des petits oursons tout en bas.
Nous sortons pour attendre l’autobus Cap St-Odilon, qui nous mènera au terminus de la rue Fusey. J’aime bien voyager dans ce véhicule car tout le monde regarde et pense : « Est donc cute, c’t’e p’tite là! » De plus, les enfants ne paient pas. Il faut être grande, pour débourser. L’enfance est un moment économique. Cette phrase n’a pas été dite par moi au monsieur qui écrit mon témoignage, parce que je ne sais pas ce que ça veut dire. Il a voulu faire son savant. Le chauffeur porte une jolie casquette et semble content de me revoir. Ça, c’est de moi.
Il y a plein de gens, dans l’autobus. Des personnes de tous les âges, dont un curé qui lit un livre, sans doute un roman avec des saints. La plupart s’en vont vers les magasins de Trois-Rivières, alors que le meilleur d’entre tous se situe au Cap. J’espère que cette fois, maman va m’acheter un jouet. Par contre, j’aime bien le reste de Laurentien parce que tout le monde me sourit et quand maman touche des vêtements, elle me donne des frissons de bras.
D’accord, maman : regarde et touche. Mais pas pendant une demi-heure! Pire que tout, elle n’achète rien et recommence dans la rangée suivante où, malheur, elle rencontre une ancienne compagne de l’école et elles se croient obligées de résumer les dix dernières années de leurs vies. Les jouets! Les jouets! Au deuxième étage. Par là! Jouets! Et… quoi? Les disques? Peuh! C’est de l’argent qui ne servira pas aux joujoux. « Regarde Mimi. Gilles Vigneault. On ne l’a pas, celui-là. Papa sera content. C’est là-dessus que Vigneault chante en riant parce que tout le monde est malheureux. Je vais le prendre! »
Bon, voilà des pyjamas de bébé, maintenant. Pourquoi? Est-ce qu’elle en a un dans le ventre et qu’elle ne me l’a pas dit? À moins que ça lui rappelle des souvenirs. « Je suis toujours ton bébé, maman, et les bébés, ça aime les jouets. » Par là-bas… Au deuxième. Enfin, dans la bonne direction! Noooon! Ne pas arrêter pour regarder des niaiseries comme des piles pour la lampe de poche!
Enfin, nous y voici! La différence avec les autres magasins est que Laurentien va à l’essentiel : pas besoin de montrer cent poupées. Les dix plus belles suffisent, surtout qu’elles sont approuvées par le père Noël. Oh, comme elles sont mignonnes! Puis les autos qui sourient, le jeu pour apprendre à compter, un extraordinaire singe de peluche et un oiseau qui fait pit pit quand on pèse sur son ventre. « Je veux tout, maman! » Il semble que l’achat du disque du gars qui rit l’ait ruinée… « Choisis des petites choses, Mimi. » Des billes! C’est si amusant, sauf la fois où mon frère avait marché sur l’une d’entre elles… Il y a aussi un beau crayon avec une plume au bout. Un crayon pour chatouiller sous les bras. Mais comme j’hésite entre toutes ses splendeurs, je décide de me montrer logique : c’est le début de l’été et pour jouer dans le sable, rien de mieux qu’un seau avec une pelle.
« Très bien, ma fille. Papa projette de nous emmener à la plage du Lac-à- la-Tortue et tu pourras te servir de ceci. » Une tortue dans un lac? Oh, je veux bien voir ça de près. J’ai déjà eu une tortue, mais mon ours de peluche Idéfix l’avait mangé. Maman me laisse regarder un peu plus et je dévore des yeux le singe de peluche, le gardant pour un futur achat, quand maman n’aura pas gaspillé ses sous pour du linge ou pour un stupide disque.
Maman regarde aussi les jouets. Elle les touche, elle! Notre panier plein, nous passons par le comptoir de la caissière. Madame Annette est absente. À sa place, il y a une adolescente. Voilà mon futur métier : caissière chez Laurentien! Il ne pourra en exister un meilleur! Avant de reprendre l’autobus, nous arrêtons au Carrousel, où madame Fiset me sourit et me donne un bonbon, après avoir dit à maman qu’elle sert des vraies de vraies frites. À cette heure, je n’ai pas droit à une crème glacée, mais à un verre de limonade rouge, alors que maman boit du café brun. Quelle belle journée! Je vais tout raconter à papa et il sera content.
Je possède beaucoup de jouets, dont la bicyclette de mon frère. Papa a ajouté deux petites roues derrière, parce qu’il semble que je sois trop petite et qu’avec seulement deux roues, je vais me casser le menton. J’ai une maison de poupées, une cuisinière en plastique bleu avec des fleurs jaunes dessus, puis une table de cuisine. Celle-ci ne sert qu’aux poupées, parce que trop menue pour des vrais enfants. J’ai aussi des jeux instructifs, un ours de peluche qui s’appelle Milou, des livres avec des beaux dessins et un camion de pompier avec une clochette. Mais oui, une fille peut maintenant s’amuser avec des jouets de garçons à cause de la libération du soutien-gorge. Cependant, je n’ai jamais vu mon frère bercer une poupée.
Les enfants sont nés pour jouer. Malheureusement, il n’y en a pas beaucoup de mon âge, dans mon quartier. C’est pourquoi j’ai si hâte de fréquenter l’école car des filles de ma bande, il y en aura trop dans ma classe et que je pourrai choisir. J’aime aussi chanter des airs folkloriques comme Dans ma camaro, j’irai sur les chemins d’été, là là lère. Mon frère a une belle guitare et arrive à jouer quelques succès de la radio de CKTR.
À la maison, j’ai une belle chambre pour moi seule, avec un bureau blanc sur lequel maman a collé des petits visages pas de nez, mais qui sourient et ont des yeux amusants. Mon lit est confortable et c’est aussi l’opinion de Philomène, une poupée très vieille qui a appartenu à mamie Mireille et qui passe ses journées entières sur le lit, y travaillant comme décoration. Je garde tout propre, avec le chiffon, aussi le balai, même si maman prétend que je ne connais pas les coins. J’aime l’aider à faire le ménage et quand papa tond la pelouse, c’est moi qui la dépose dans un sac. Maman passe le balai en chantant, tandis que papa s’occupe de l’aspirateur en chantant aussi, mais je ne reconnais pas la chanson car sa machine mène trop de bruit. J’aime quand maman se maquille. Quand je serai grande, en plus d’être caissière chez Laurentien, j’exercerai un second métier : être belle. Je connaîtrai tout du rouge aux lèvres et du fond éteint. Je rencontrerai un joli gars et je ferai de maman une mamie d’un magnifique bébé fille qui s’appellera Laurentienne. Ce sera une vraie de vraie vie magnifique! Avec mon enfant, je monterai au second étage de vous-savez-où et je lui dirai : « Regarde et touche. »
Comme le monsieur avec des lunettes l’a écrit parce que je lui ai dit, il existe d’autres petits fantômes au Cap et à Trois-Rivières. Il y a un gars qui revit sans cesse à la Maison des Jouets de la rue Saint-Olivier, un autre qui fréquente l’école de La Salle et joue au hockey. Il y a une fille qui passe ses nuits sur les genoux du père Noël – quelle chanceuse! – et une autre qui est morte à cent-deux ans, mais qui, pour l’éternité, a mon âge pour bercer une poupée.
Ma plus grande amie petite est Hortense, qui vit dans le département des jouets chez Fortin en 1897. Je m’y suis rendue souvent et les joujoux de ce temps lointain étaient différents, mais apportaient beaucoup de joie aux enfants. À sa première visite chez Laurentien, elle a eu peur en voyant une petite auto. Par contre, j’ai bien aimé la voiture tirée par un cheval magnifique, tout en bois verni.
« Bou! Salut, Hortense! T’aurais le goût de jouer avec moi la nuit prochaine? Oui? Nous aurone beaucoup de plaisir! » En premier lieu, elle a été surprise par la forme de mon poêle en plastique, mais cela n’a pas duré longtemps. Cette fois, on va jouer au mariage. Je fais le gars et je travaille pour la ville du Cap pour boucher les trous dans les rues et pendant ce temps, ma belle épouse me prépare à souper. Voilà mon magnifique camion de réparateur. Vroom! Vroom! Oh, un trou dans la rue Fusey? Inadmissible!
Hortense aime bien les couteaux, les fourchettes et la vaisselle, à cause des couleurs vives. Une fourchette rose, c’est impossible, mais chez les enfants, cela existe. Elle a décidé de me préparer un ragoût aux cerises. Je me régale en y pensant. Elle chante en agitant une cuillère (verte) dans un beau chaudron décoré de marguerites. Hein? Un autre trou? Ah, quelle journée, mais quelle journée! Vite, la douceur du foyer, près de ma chère épouse!
« Mon bon mari, notre nouveau bébé a eu mal aux dents et a beaucoup pleuré. » Je m’en occupe et…où est-il? Ah oui, je me souviens : près de la petite vache en peluche, dans la rangée près de la fenêtre. Guili mon petit z’enfant, papa ne fera pas bobo. Il faut aider les mères, tel est le devoir d’un bon père. Je le berce, alors que mon épouse, qui a mal à la tête, avale une aspirine aux fraises. Hortense m’annonce qu’elle désire quarante-trois poupons. C’est le nombre offert par Laurentien. Quel bonheur, que la vie familiale! Tu dis? Notre cheval a mal à une patte? J’y vois immédiatement. Petit, petit, viens vers moi. Ah, je comprends : il a une étiquette de prix collée sous un sabot! La nuit passe si rapidement et Hortense et moi connaissons le grand avantage d’être fantôme : pas besoin de remettre les jouets sur les tablettes, car ni Fortin ni Laurentien n’existent dans la réalité des vivants.
Au cours de mon autre vie, j’étais une petite fille obéissante et sage et… enfin… parfois! Mes parents aimaient beaucoup les sorties pour nous faire plaisir. Visiter un zoo pour manger du chocolat, un voyage au parc d’amusement La Ronde, de Montréal, pour boire de la limonade, puis l’Expo annuelle de Trois-Rivières pour se délecter de barbe à papa, même s’il porte surtout la moustache. On peut y voir des vrais chevaux et des véritables vaches, puis monter dans les affaires qui tournent et font ding dong, sans oublier le manège à zong zong zong. Comme papa travaille pour les sports, je me suis rendue voir Rusty et les Expos au parc Jarry, et j’ai agité un joli fanion. Que dire du patin libre à l’aréna Jean-Guy Talbot? J’ai aussi joué au mini-putt du parc Des Chenaux. L’étape numéro 8 était très difficile…
Maman est davantage culturelle : le cinéma une fois par mois, pour voir un film avec Yogi le Nounours, puis des festivals, des parades. Je n’ai pas le temps de m’ennuyer! Maman raffole de me raconter des histoires du genre fables Fontaine. J’ai tant hâte de fréquenter l’école pour lire mes propres livres, bien que je sens que je vais peut-être m’ennuyer de la voix de ma mère. Excusez-moi, car une autre nuit arrive.
Toi, tu es gentille! Bonjour, Claudette! Tu vas bien, Danielle? Comme tu es de bonne humeur, Nicole! Saluez Diane, notre nouvelle pensionnaire. « BONJOUR, DIANE! » Très bien, mes enfants! Je vais vous préparer une bonne collation avec mes beaux ustensiles de cuisine qui… qui… (C’est fermé solidement, ce sac…) Des bonnes tartines. « OUI, OUI, MADAME MIMI! » Dans des belles assiettes avec un Mickey la Souris dans le fond. « OUI, IL EST COMIQUE, LUI! DONALD AUSSI! » En attendant, chantez la pièce de folklore que je vous ai enseignée. « COMME J’AI TOUJOURS ENVIE D’AIMER, COMME J’AI TOUJOURS ENVIE DE TOI, Ô TOI QUE J’AIME TRA LA LA LÈRE! »
Voilà votre goûter. Avec du beurre d’arachide pour Diane, des confitures aux bleuets pour Nicole, du chocolat pour Claudette. Danielle? Rien dessus? Comme tu voudras. Miam que ce sera bon, mes gentilles filles! « M + M + M = MIAM MAMAN MIMI! » Oh, Claudette, tu as du chocolat autour des lèvres. Je vais te nettoyer. Après cette collation, mes filles vont sauter à la corde dans la cour, avant de regarder Bobino à la télévision, puis elles m’aident à la cuisine, tout en chantant.
Ah, quelle journée! C’est fatiguant, mais quand on aime son métier, cela devient très satisfaisant. Maintenant qu’elles dorment, je vais relaxer au lit en regardant les images d’un livre de Tintin le Gaulois. C’est l’histoire d’un petit éléphant rose perdu dans la forêt et sa maman, inquiète, téléphone Tintin pour le retrouver avant que le grand méchant loup ne le… Quoi? Qu’est-ce que j’entends? Une petite qui pleure! Sûrement Diane qui n’a pas digéré sa crème glacée à la pistache verte. Mon devoir avant tout! « OUIN OUIN OUIN! » Pauvre enfant! Je vais courir chercher ma trousse d’infirmière, dans la rangée où il y a aussi des autos à piles. Voilà! Où est ma coiffe de garde-malade de la Croix-Orange? Où? Je ne peux pas sans ma coiffe et… « OUIN OUIN OUIN! » Qu’importe, j’arrive, pauvre gentille orpheline! Exact : une indigestion de vert qui lui donne mal au tibia du thorax. Heureusement que dans ma trousse, j’ai des pilules à la vanille idéales pour ce genre de bobo. Avale, jolie Diane. « GLOUP GLOUP. » Ça va mieux? « AAAAA… » Que je te chante une berceuse? Bien sûr. Oh… la nuit achève. On continuera demain, mes amies. « OUIIIIII! »
Le jour, je fais comme les autres et je vois ce que le monde est devenu. C’est parfois drôle, mais d’autres fois effrayant. Triste aussi, car chez maman, je… Je ne dois plus le faire et des larmes de fantôme, c’est aussi crève cœur que celles d’une fille vivante. J’aime regarder les enfants qui donnent des coups de pieds sur un ballon pendant leur récréation puis quand ils sautillent sur le trottoir en attendant l’autobus jaune. J’évite la rue Fusey, qui fait tant pitié… Le beau local de Laurentien en a vu de toutes les couleurs : un magasin vendant du papier et des rubans de machine à écrire, un dépanneur, un autre, puis le vide… Au second étage, là où il y avait les jouets, se trouve un logement. Tant mieux si cela peut servir à quelqu’un. Puis en face, le local du monsieur qui vendait du vrai chocolat est devenu un dépanneur. Il y a beaucoup de dépanneurs. Ça dépanne des gens, j’imagine. J’ai alors tant hâte à la nuit suivante!
« Samedi, ce sera l’anniversaire de naissance de ta grand-maman Mireille. Tu vas lui acheter un beau cadeau et une carte de souhaits que tu vas choisir toi-même. On va aller chercher ça chez Laurentien. » Oh oui, tant oui! Cap St-Odilon, madame patate frite Fiset et hop : le Paradis!
Je choisis la carte tout de suite, celle avec des angelots. Maman me traine par la main vers le comptoir avec de la poudre, du maquillage et un ensemble pour mettre dans une sacoche. Aucun intérêt! Je sais quoi lui offrir. Nous voilà parmi les jouets et je pointe un chat de peluche. « On peut pas acheter ça à une femme de plus de cinquante ans, Mimi. C’est une décoration pour bébés naissants.» Je ne discute pas et continue à montrer avec mon doigt. Maman pense que je désire ce chat. À la maison, j’ignore le portatif de sac à main et emballe le chaton. « Mimi. Cesse cet enfantillage. » J’aime revivre ceci, car je connais la suite : mamie a été très contente. Les enfants connaissent mieux les grand-mères que les adultes.
Que de plaisirs chaque nuit chez Laurentien! Cela me permet d’imaginer maman à mes côtés. Le jour, quand je rode près de la maison… Je ne voulais pas le dire, mais voici : maman est une septuagénaire vivant modestement dans un tout petit logement. Papa l’a quittée au cours des années 1980. Mon frère, qui a préféré les garçons, ne l’a pas fait grand-mère et il habite en Belgique. Moi, j’y serais arrivée! Elle aurait bercé mes enfants. Mais pourquoi meurt-on à six ans? Je ne comprends pas! Pas de belle et longue enfance, d’adolescence, d’amitié, d’amour, de coup de foudre, de métier, de maternité. Six ans! Je n’avais même pas terminé ma première année d’école. J’ai crié, tant crié qu’Annette et Roger ont eu beaucoup de mal à me calmer, car je savais que maman pleurait à se fendre le cœur.
Maman ne sort presque plus, lit encore beaucoup et, dans le salon, il y a une photographie de moi. Elle la regarde et soupire. Je ne dois plus voir ça! Il ne faut plus que j’y retourne! Ceci veut surtout dire que lorsque son moment sera venu, elle tendra les bras vers moi en murmurant : « Mimi… ma Mimi. » Et ensemble, nous irons main dans la main chez Laurentien pour toute l’éternité.
Commentaires
Merci d'avoir lu ceci. Je sais que pour le type de communication que nous faisons, c'est un peu long.
Trois chapitres plus loin, il y a le témoignage d'un homme qui travaillait au garage Turcotte, toujours sur la rue Fusey, comme remorqueur et c'est lui qui s'était rendu vers le lieu d'une terrible collision frontale où la petite Mimi fut broyée, à l'âge de 6 ans. Ému, l'homme se rend parfois chaque nuit pour voir Mimi fantôme pour jouer avec elle..
Je n'ai pas pleuré ... sans doute ai-je un cœur de pierre.
Tu en as des choses de petite fille dans la tête, Mario ! ... :-). Tellement ... autant, non plus sans doute, que de jouets dans un magasin ...
(Je me permets de signaler une coquille : "fatiguant" pour "fatigant")
Bonne journée !