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Titre du blog : Mario Bergeron, romancier du Québec
Auteur : Marioromans
Date de création : 01-01-2016
 
posté le 05-01-2020 à 15:53:02

Le petit homme

 

 

Honoré Tremblay est un personnage qui n'apparaît qu'une seule fois dans ma série. Dans la seconde partie de Perles et Chapelet, se déroulant lors de la grande dépression des années 30. Je cherchais à créer un personnage à l'image de cette crise et l'idée m'est venue de m'inspirer des poèmes joual et misérables de Jean Narrache.

Honoré est analphabète, ouvrier sans qualifications, n'ayant d'ailleurs pas le physique d'un homme d'usine, car il est tout petit. Un catholique convaincu et la religion dirige sa vie. De plus, il est malchanceux. Quand Honoré s'installe dans une filée pour travailler une journée, il est le dernier, celui toujours refusé. De plus, il a un curieux tic : il répète la fin de ses phrases. Voici la rencontre entre la vieille fille Louise et le vieux garçon Honoré.

 

 

 

«Si c’est pas épouvantable de gaspiller d’l’argent de même pour des affaires comme ça, alors qu’y a du pauv’ monde qui crève de faim. Oui, qui crève de faim.»


Louise regarde quelques furtives secondes le client qui vient de passer cette remarque. À bien y penser, il a tout à fait raison, mais, d’un autre côté, cet argent est le bienvenu. Il y a des journées entières que mademoiselle passe derrière son comptoir sans vendre pour trois dollars.

 

« En tout cas, madame, il est bon, vot’ café d’la crise. Oui, il est bon.

- Il s’agit de notre café régulier, monsieur. Je suis heureuse qu’il soit à votre convenance.

- J’veux dire par là que deux tasses pour cinq cennes, c’t’un prix de générosité. Ça laisse p’t’être deviner que vot’ restaurant a moins d’clients qu’avant. Oui, moins d’clients. »

 

Que dire à un étranger qui vient de donner son cinq sous et qui, selon Louise, ne se mêle pas de ses affaires? Qu’il a tort et ainsi le chasser? Mademoiselle esquisse un bref sourire et offre une autre tournée. L’homme dit non de la main.

 

« En fait, j’n’ai pas d’aut’ cinq cennes, madame. J’vais aller coucher chez vot’ curé. L’église est proche?

- Oui, tout près d’ici. Je vais vous indiquer le chemin. 

- L’prix du billet pour l’train, c’est à peu près tout c’qu’il m’restait. Ça va aller mieux demain. Y a plein d’usines dans vot’ belle ville. J’vais trouver de l’ouvrage, c’est certain. Oui, certain. »

 

 

Un autre miséreux. Quelqu’un dans son patelin a dû lui donner de faux espoirs en lui vantant la situation du Trois-Rivières de jadis. L’homme se lève en saluant très poliment Louise.


«Que l’bon Dieu vous protège, madame. Vous êtes une personne très généreuse. Oui, généreuse.» Louise se rend compte alors que ce client est tout petit, que ses pieds ne devaient pas toucher le plancher quand installé sur son tabouret. Il remet son chapeau rond et part avec une minuscule valise dans sa main droite. Louise imagine mal qu’un tel bout d’homme puisse être un ouvrier d’usine. Il ressemble plutôt à un commis voyageur vendant des cartes de souhaits.

 

Il revient le lendemain matin à la première heure. Voilà certes deux mois que Louise n’avait pas eu un client à l’ouverture. Il pousse la porte, marche à pas menus, s’immobilise pour saluer Louise en soulevant son couvre-chef, puis s’installe au même banc que la veille.

 

« Vot’ vicaire est bien bon. Il m’a hébergé et m’a donné un beau vingt-cinq cennes. J’lui ai offert de travailler pour rembourser. Oui, rembourser.

- C’est très poli de votre part, monsieur.

- Vous avez aussi une belle église. Elle est très grosse pour une église de paroisse. L’bon Dieu doit se sentir heureux d’habiter une aussi belle maison. Oui, une aussi belle maison.

- Les paroissiens de Notre-Dame-des-Sept-Allégresses se montrent, en effet, très fiers de leur temple.

- M’sieur l’curé m’a offert l’déjeuner, mais c’était trop d’bonté. J’vais m’contenter de vot’ si bon café, madame. Il est toujours à deux pour cinq cennes? Pour cinq cennes?

- Pourquoi répétez-vous toujours deux fois les derniers mots de vos phrases?

- Pardonnez-moi? »

 

Quelle sotte! Louise met une main devant sa bouche pour cacher son embarras. Cette impolitesse! Une question malhabile! Elle qui a l’habitude de se montrer très discrète envers les clients et leurs tics. Le petit homme ne semble pas avoir entendu sa remarque. Il prend sa tasse, fait son signe de croix avant la première gorgée. Louise marche vers la fenêtre pour cacher sa confusion. De plus, elle ne veut pas le déranger. Elle l’entend soupirer : «C’t’un beau restaurant. Oui, un beau.» Louise marmonne une prière pour calmer son embarras.

 

« Y a un crucifix, une statue de la Vierge et un cadre du Sacré-Cœur. C’n’est pas tous les restaurants qui respectent la religion. Oui, respecter.

- Monsieur le curé vient bénir le Petit Train une fois par année. Je suis fière de dire que c’est un endroit propre et très respectable.

- C’est le nom? Le Petit Train?

- Oui, parce que situé face à la gare.

 - Une bonne idée. Félicitez vot’ mari. Oui, le féliciter. »

Honoré ne quittera pas Trois-Rivières, vivra cent misères, tout en s'attachant à Louise. Le sentiment sera réciproque, mais l'homme et la femme prendront deux années avant de se dire qu'ils sont amoureux.

Les deux sont attirés par la solution à la crise du gouvernement du Québec : la colonisation de l'Abitibi. Un mariage est prévu, mais Louise fera un volte-face surprenant : poursuivre le rêve de son enfance et devenir maîtresse d'école. À plus de quarante ans, elle retournera à l'école des Ursulines et deviendra religieuse.

En épilogue, j'indique qu'Honoré est parti seul pour l'Abitibi et ne sera pas cultivateur, mais employé de la mine de Val d'Or. Malchanceux. il a raté le remonte pente à la fin d'une journée travail et personne n'a remarqué son absence. Il est mort dans le fond de la mine.