Nous sommes en 1949, au début d'une nuit de septembre, moment idéal pour qu'un poète raté se manifeste. Un extrait de Une journée, une rue, cent personnages.
Il se penche vers la feuille, posée sur le bois de son secrétaire. « L’angoisse de la page blanche! » Le thème du poème à créer est choisi depuis longtemps : l’automne. Après son poème sur l’hiver, un autre sur le printemps et un troisième à propos de l’été, celui sur l’automne allait de soi. L’homme à lunettes se frotte les yeux, penche la tête vers l’arrière, se plaignant en secret : « Inspiration! Inspiration! Quelle angoisse d’être poète! Je vais tout de même écrire le titre de l’œuvre et ainsi, ma page sera moins blanche. » Il ricane, plonge la plume dans l’encrier et, avec le plus grand soin, trace sévèrement chaque lettre.
Le geste accompli, il se lève, essuie ses lunettes avec sa cravate, puis va à la cuisine pour chercher un verre d’eau, avant de retourner vers sa page, avec le titre parfaitement tracé au milieu. Il prend la plume et écrit le premier mot du futur poème : « L’automne… » Logique! Le poème sur l’été commençait par : « L’été… »
« Quatre autres poèmes et j’aurai atteint la cinquantaine, nombre suffisant pour mon futur recueil. Les éditeurs seront étonnés. Ils vont se chamailler entre eux pour savoir qui me publiera. Au plus offrant mon génie, messieurs! Une étoile va naître! Je m’y prépare depuis tant d’années. J’ai trois maisons d’éditions en vue. Les plus importantes. Un tel talent doit débuter par le sommet. L’aveugle qui refusera mon œuvre s’en mordra les pouces pendant longtemps. »
Il reporte son regard vers la feuille, sent des sueurs froides perler sur son front, ose même dénouer sa cravate. Puis, il a comme une illumination et se presse de coller le second mot au premier : « M’étonne. » Souriant, il frappe le bois du secrétaire, se presse de retourner à la cuisine pour un autre verre. Il arrête à la salle de bains, se passe de l’eau dans le visage et raconte à son miroir : « L’automne m’étonne. Quel bon début, pour un poème! Du pur génie! Étonner est le dernier mot que le public attendra. Les saisons ravissent, mais dire qu’une d’entre elle étonne devient d’une profonde nouveauté. Car il n’y a rien d’étonnant, dans une saison! Les vrais poètes peuvent se permettre une telle fantaisie. Je possède un don. Je le sais depuis toujours, même si j’arrive à me surprendre moi-même. L’inspiration est une muse puissante. Vite! Il faut poursuivre tout de suite! L’automne m’étonne… Ah! » L’automne l’étonne, mais pour quelle raison? Le jeune poète réfléchit, pense qu’il faut éviter les clichés des compétiteurs, qui, inévitablement, parleraient de feuilles qui tombent, des coloris. La seconde phrase doit être à la hauteur de la première et provoquer autant de surprises. Quelle angoisse pour cette deuxième phrase! « La souffrance! La souffrance du poète! Elle ne me quittera donc jamais? Je me souviendrai toujours des cinq mois nécessaires pour mon poème sur les champs de blés. J’en perdais l’appétit, le sommeil. Je pleurais, j’avais mal à la tête et rien d’autre n’habitait mon âme que le poème. Le reste de l’univers n’existait plus. Mais quel résultat! Phénoménal! Quand l’éditeur va lire ce sommet, il laissera tout de suite tomber la feuille pour convoquer ses collaborateurs à une réunion d’urgence, alors que sa secrétaire tapera le contrat qu’il viendra me porter lui-même. Ce jour est proche! Mon jour! En attendant, j’ai ce nouveau défi… L’automne m’étonne… »
Quelques minutes passent, insoutenables, pendant lesquelles le jeune homme doit de nouveau s’éponger le front, se frotter les yeux, se gratter le cuir chevelu, jusqu’à une autre illumination : « Sa chaleur m’épate… » Triomphant, le poète crie sa joie, se frappe les genoux vigoureusement avec la paume de ses mains et, bras aux cieux, parcourt le couloir de long en large cinq fois, avant de s’écraser dans le fauteuil du salon, hors de souffle, heureux, transi.
« Alors là… Le génie vient de s’exprimer au-delà de tout. Quand ils vont lire ça! Quand ils vont lire ça! Dès la seconde ligne : ce qui est impossible. Et deux fois! Parler de la chaleur en été : oui! Mais parler de la chaleur de l’automne : tant surprenant, puissant! Les lecteurs avertis sauront lire entre les lignes que je ne parle pas seulement de température, mais de bienveillance. Et puis, utiliser le verbe épater. En poésie! Quelle audace! Est-ce possible? Avec moi : oui! De la modernité, que diable! La moitié du vingtième sera bientôt à notre porte, après tout. Quand j’y pense! Épater! La critique sera en pâmoison, c’est certain. Oui, mais… la suite… J’ai chaud. Trop de spasmes créatifs. Un peu d’air me fera le plus grand bien. »
Rapidement, à pas saccadés, l’homme se rend sur le trottoir. La douceur de la nuit, le calme, tout le berce. Il tend les mains en chante : « Poésie… Poésie… Ma vie… Ô nuit! Ô noire! Écoute, nuit : L’automne m’étonne, sa chaleur m’épate… » La nuit l’applaudit, pendant qu’il se penche pour la remercier. Heureux, il envoie des bises, puis se sent ému en constatant que les étoiles lui font des clins d’œil. En rentrant, il se presse pour boire un autre verre d’eau. « La suite… La suite… Voilà que l’angoisse et la souffrance m’étourdissent à nouveau… La suite doit être à la hauteur du début. » Il tourne sur lui-même, décoiffé, cherchant le prochain mot, jusqu’à ce qu’il entende un talon frapper le plancher du second étage.
« La jeune épouse…. L’ai-je réveillée? Je m’en voudrais… Oui, au fond, il vaut mieux se mettre au lit que de souffrir tant pour que la suite surgisse de mon esprit bouillant de poésie. Puis, après tout, je travaille demain dès dix heures. Quand j’y pense : moi, livreur à bicyclette pour une épicerie! Un poète de mon envergure! Mes futurs biographes seront sidérés! Vite! Au lit! Je te reviendrai la nuit prochaine, ô muse! Pourrais-je dormir, après tant d’émotions? Je… Oh! oui, madame... »