Mario Bergeron, romancier du Québec

posté le 06-07-2018 à 01:39:02

Èmerentienne et le pauvre Richard

 

 

Mes personnages féminins ont parfois des défauts, mais rien de trop grave, sauf dans le cas d'Émerentienne Tremblay, que j'ai voulue détestable et effroyable. Cette femme du milieu du 19e siècle est avaricieuse, xénophobe, mais avant tout incroyablement autoritaire et sévère. Elle contrôle tous ses enfants, ne tient pas compte de leurs goûts ou aptitudes, puis se montre sans merci envers son époux Isidore, sauf dans le cas de l'obsession de la femme : qu'un de ses enfants soit baptisé Joseph. Alors Isidore devient à son tour impitoyable et refuse avec violence.

Lors de la venue d'un second enfant, il devait être baptisé Joseph, mais Isidore a raconté au curé que l'épouse avait changé d'idée et que son nouveau choix sera Richard.

Il n'en fallait pas plus pour qu'Émerentienne ait pour ce fils un immense mépris. Notez que dans chaque famille imposante, il y avait un vilain petit canard, un mal-aimé. Ce sera Richard. Émerentienne ne dit jamais son prénom. Elle le désigne comme "Mon second fils" ou, tout simplement, "Lui".

Désireuse de lui donner le sens des responsabllités et un rôle dans la famille, Émerentienne décide que seul Richard videra les pots de chambre. De plus, elle le dirige vers des hôtels, des lieux publics ou privés, pour la même tâche. En premier lieu, Richard est content de ce rôle. Mais l'histoire sera différente quand il atteindra l'adolescence et que les filles le surnomment "Petite crotte." Si certains des enfants Tremblay se rebellent contre l'autorité de leur mère, ce n'est pas le cas de l'éternelle victime Richard. Sa mère, dès l'enfance, avait l'habitude de le frapper derrière la nuque et, à l'adolescence, elle le fait avec tant de force que des vertèbres du cou de garçon cassent et il ne guérira jamais tout à fait.

Voici un extrait de ce roman En attendant Joseph, où Émerentienne dirige les premiers pas de son 'second fils' dans la merde et le pipi.

 

 

 

Il serait temps que cet abruti me serve à quelque chose, mais je ne sais qu’en faire. Ce garçon est si idiot qu’il provoquera une catastrophe et tout le monde pensera que je suis une mauvaise mère n’ayant pas d’autorité sur lui. Je me sens tellement fatiguée de le voir dans la maison! Quand je le jette dans la cour, il m’exaspère parce qu’il ne fait rien. Parfois, je crois que Dieu m’a punie en me donnant un enfant sans cervelle. Notre cochon semble avoir plus d’intelligence.  Tiens! Je crois que je vais lui apprendre à jeter les pots de chambre et à les nettoyer. Avec l’arrivée du nouveau bébé, je n’ai pas de temps à consacrer à ces détails et Louis est trop délicat pour cette tâche.

 

" Eh, toi! Ici!" J’admets qu’il obéit immédiatement, comme un bon chien. Le voilà avec son air penaud. Je lui fais savoir qu’il a maintenant une responsabilité familiale.

Il demeure cloué au sol, alors que tout autre enfant aurait déjà couru vers le pot. Je le pousse avant de lui expliquer une dernière fois : Le pipi à la rue et l’ouvrage plus solide au cochon. Il se redresse encore, avec son air insolent. Ce n’est pourtant pas compliqué! Je soupire, réalisant que ce n’est pas de sa faute s’il a les mêmes traits de caractère de son père. Je pointe le pot du doigt et il ne comprend même pas. Quand je lève le ton pour la peine, il prend l’objet. Nous traversons la maison et je lui répète plusieurs fois de faire attention pour ne pas trébucher. Nous voilà sur le bord de la rue. Je prends dix minutes pour lui expliquer comment déverser le pot dans la rigole. Ensuite, je lui montre la façon de le nettoyer, avant de le remettre à la bonne place dans la chambre. Je le fais recommencer avec un pot plein d’eau. Je passe l’avant-midi complet en répétitions. Je ne peux croire que ma journée sera consacrée à une tâche pourtant si simple! J’ai même le temps d’utiliser un pot moi-même. Voilà une bonne occasion pour vérifier s’il se souvient que je lui ai recommandé de se montrer prudent. Je jette mon balai sur sa trajectoire et cet imbécile trébuche et renverse tout. Me voilà obligée de le sermonner et de le battre pour lui rappeler que je lui ai dit tant de fois de se montrer prudent. Je suis fatiguée! Je préfère attendre au lendemain pour passer à l’étape suivante.

 

 

Richard n'arrivera jamais à se défaire de l'autorité de sa mère, de son surnom Petit Crotte et des moqueries dont il sera l'objet pendant longtemps. Ceci survivra même après le décès d'Émerentienne. Bien sûr, il n'arrivera jamais à se marier. Richard, dans le roman suivant, Ce sera formidable, devient le bâton de vieillesse de son père Isidore et fait preuve de bon coeur envers l'homme, ainsi qu'avec son petit frère Joseph. Dans Le Petit Train, Richard apparaît brièvement comme vieillard. Il mourra anonymement.

 

 


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1. anaflore  le 06-07-2018 à 10:36:24  (site)

c'est du vipére au poing
bonne journée

2. Marioromans  le 06-07-2018 à 16:58:15  (site)

Bonne expression ! Merci.

3. blogueuse42  le 07-07-2018 à 16:01:09  (site)

bonjour Mario
je vois qu'anaflore a fait le même rapprochement que moi en lisant cet article!!!
il faudra que je te lise un de ses jours car tu me parais interessant...
Bon week end
bisous
annie

4. Marioromans  le 07-07-2018 à 18:15:06  (site)

Ah mais oui, je suis intéressant !

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posté le 03-07-2018 à 05:16:24

Critiques

 

 

Ne nous affolons pas avec l'idée qu'un livre soit le sujet d'une critique dans un journal ou une revue. 95 % des romans québécois sont ignorés dans ces médias, à moins d'être une personne qui n'en a pas besoin : un auteur déjà médiatisé, car les médias, tout le monde le sait, servent à faire connaître ce qui est déjà connu.

L'auteur a une meilleure chance si la maison d'éditions paie une publicité dans le média. C'est ce qui est arrivé avec VLB et l'importante revue Le Libraire. Ce sera la seule critique pour ce roman. Notez bien que si l'honneur ne m'est pas arrivé trop souvent, c'était toujours positif.

Cliquez pour mieux lire. Comment on se sent en voyant ceci? Flatté, gonflé à bloc, mais réaliste : un roman qui ne reçoit qu'une critique est un coup d'épée dans l'eau. Les gens ayant lu ceci avaient oublié une demi-heure plus tard. Par contre, c'est excellent pour l'ego de l'auteur.

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posté le 28-06-2018 à 05:12:10

La partisane extrême

 

 

Dans Une journée, une rue, cent personnages, l'événement de la journée est une rencontre de championnat de la ligue commerciale de baseball de la ville. Deux chapitres (3 pages chaque) sont consacrés au feu de l'action. Le second est mon favori, puisque le personnage en vedette est inspiré de deux véritables partisans. Il y a aussi un plus : la femme mène une vie terne et prévisible, mais quand elle se présente dans les estrades du parc, elle devient "quelqu'un d'autre."

D'abord, les cris, la clochette et les "Come on Buddy" étaient l'oeuvre d'une femme croisée - mais surtout entendue! - lors des rencontres de l'équipe Midget dont j'étais moi-même partisan, en 2011. En second lieu,  quelques années auparavant, il y avait au stade de Trois-Rivières un homme particulièrement odieux envers l'adversaire et les arbitres. Un soir, je vois un des arbitres arrêter la partie, avancer vers les estrades, pointer l'homme du doigt en lui disant : "Arrête ça ou je te fiche à la porte une autre fois." Ce dernier élément m'avait étonné et je m'étais renseigné auprès d'un membre de la direction du stade : Oui, ce partisan avait déjà été expulsé à quelques occasions par les arbites.

 

 

Les enfants agitent des fanions, des adolescents portent des pancartes pleines de fautes d’orthographe, mais seule cette partisane de l’équipe adverse a osé se présenter avec une cloche. Aucune surprise pour les habitués des parcs de la ville : plus d’un l’a vue avec un tambourin, une trompette, une casserole et un marteau. Chacun l’a aperçue déguisée en bouffon, en joueur de baseball, en père Noël (au cœur de juillet) et en croque-mort, le visage peint en vert. Elle ne parle jamais : elle crie, hurle, vocifère. « Come on, buddy! Garde le contrôle! T’as la situation en mains! Ils ne peuvent rien contre toi! Come on, buddy! Lui, c’est un fils à sa maman! Lance-lui ta courbe et il va faire dans sa culotte et retourner chez eux en suçant son pouce! Ouais! En voilà une, buddy! T’en manques que deux! (Cloche) »

 

 

Elle suit les activités de l’équipe de son quartier depuis une douzaine d’années, se présente dans les estrades toujours seule et aucun joueur n’a de lien parental avec elle. Cette grande femme, sans doute au début de la quarantaine, demeure la seule partisane de l’histoire de la ligue à avoir été expulsée par les arbitres, cela quinze fois, pour langage ordurier à leur endroit, sans oublier des insultes excessives destinées aux joueurs de l’équipe adverse. À chaque occasion, elle a porté plainte au président de la ligue et a exigé le remboursement du cinq sous laissé à l’entrée.

 

« Contrôle! Contrôle! Tu vas les tuer un à un, ces bandits! Come on, buddy! Concentration! Ouais! Une autre! (Re-Cloche) T’es le meilleur! Les autres, c’est des insectes! Écrase-le! Pourriture! Pourriture pourrie! T’en manques plus qu’une! T’es le champion! »

 

 

Ce matin, comme tous les autres, elle s’est tirée du lit à six heures trente pour préparer le déjeuner de son mari, de sa grande fille, de son aîné, sans oublier le benjamin, toujours d’âge scolaire et qui rencontre un mal fou avec l’arithmétique. Elle doit l’aider, l’encourager avant son départ pour l’école, alors que les trois autres sont déjà en route pour une autre journée de travail.

 

 

« Écœurant! Niaiseux! Ça, une balle? Achète-toi des lunettes, gros arbitre infirme! C’était en plein centre du marbre! Sors de la lune, épais! Cochonnerie! Come on, buddy! Laisse-toi pas décourager par ce gélatineux! Au prochain lancer, tu vas le décapiter, ce frappeur! Tu sais quoi? C’est une tapette! Ouais! Tu l’as eu! (Cloche, cloche, cloche) À la prochaine tapette de goûter à ta médecine, buddy! »

 

 

Seule à la maison, la femme a dû faire face à une tâche quotidienne qui l’exaspère : laver les vêtements de travail de son époux. Comme il besogne pour la municipalité et n’a que deux pantalons et autant de chemises, il revient chaque jour avec des taches d’huile, de graisse, de peinture, sans oublier la poussière, la boue et des odeurs difficiles à identifier. De plus, comme il marche des milles et des milles dans les conditions les plus épouvantables, les chaussettes ne durent pas longtemps et elle doit passer des heures à les repriser.

 

 

« Come on, buddy! Lui, c’est pire qu’une tapette : une tapette à lunettes! Un joueur de baseball aveugle! Ça te donne une idée des pourris qui composent l’autre bande de trous du cul! Ouais! En plein centre! (Ding! Ding! Ding!) Deux autres comme ça et l’aveugle n’aura qu’à courir vers sa maman en braillant comme une mauviette! Come on, buddy! Tue-le! »

 

 

Ensuite, il y avait les planchers des chambres à laver. Le grand garçon laisse traîner ses vêtements partout et, mille fois, elle lui a fait remarquer que la cendre va dans les cendriers, et non pas au sol et encore moins dans le lit. La fille se montre plus rangée, mais comme elle travaille comme domestique, la dernière chose dont elle a envie, en revenant à cinq heures, est de faire le ménage de sa chambre.

« Tu les domines, cette bande de crottés! Come on, buddy! Plus qu’un seul crétin pour terminer la manche! Après, on va défoncer leur vieux lanceur plein de rhumatismes! T’as vu qui s’en vient? Un nain de carnaval! Trois lancers et il va se creuser un tunnel pour retourner avec les rats de son espèce! Ouais! En voilà une! (Cloche + Sifflements stridents.) T’en reste que deux! »

 

 

Le grand garçon travaille relativement près de la maison et a le temps de venir dîner, mais ne peut consacrer plus de dix minutes à ce repas. L’assiette doit être sur la table dès son arrivée. Si au moins il pouvait une fois, une seule fois, remercier! Ce matin, il ne restait que deux tranches de pain. Comme les paies n’arrivent que le jeudi soir, la femme a dû compter la monnaie avant de se rendre à l’épicerie. La marche de quinze minutes lui a changé les idées, mais elle s’est sentie honteuse de devoir payer ce pain tranché avec des sous noirs.

 

 

« Non seulement un nain, mais c’est un manchot, laid comme un pou! Un pou nain! Un échappé de l’asile! Les hommes en blanc vont venir le chercher à la fin de la rencontre! Come on, buddy! Ouais! Deux prises! (Cloche, etc.) Au prochain lancer, tu vas lui donner une crise cardiaque, à cette vermine et… Ça, une balle? T’es malade dans la tête, stupide arbitre? T’as les yeux croches! Combien ils t’ont donné pour dire que c’était une balle? Une prise et rien d’autre ! En plein centre! Va t’acheter des lunettes! Des lunettes et une loupe! Colon! Cave! Déchet! Vomissure! Pissette molle! »

 

 

C’était la journée, comme toutes les autres, où il fallait balayer dans les coins et passer le chiffon, sans oublier de vérifier la liste d’épicerie. Comme la température le permettait, elle en a profité pour laver les fenêtres de l’extérieur. Il ne restait plus beaucoup de nourriture dans la glacière et sur les tablettes pour penser à un souper nutritif. La femme a accompli ces devoirs en sachant qu’au cours de la soirée, elle ne serait plus une banale ménagère, une femme sans couleurs, une anonyme parmi toutes ses semblables : au terrain de baseball, elle allait de nouveau devenir la partisane la plus cinglée de tous les temps, son seul bonheur dans sa vie terne.

 

 

« Jamais vu un mental de ton genre, l’arbitre! Une prise! Une prise! Une priiiiiiiise! T’as entendu, pissette molle? Vous avez vu la pissette molle, vous autres? Pissette molle! Pissette molle! Piss… Ah non… Pas une autre fois… Pas une seizième fois… Come on, buddy… » 

 

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posté le 25-06-2018 à 06:40:12

Secret de page couverture

 

 

La page couverture d'un roman publié ne me concerne pas, bien que par politesse, les éditeurs me demandaient ce que j'aimerais y voir. Cependant, il y a eu implication de ma part pour les six livres de la série Tremblay publiés par JCL. Vous noterez qu'il n'y a qu'un modèle : une photo d'époque en bas, un personnage dans un médailon. En premier lieu, le responsable voulait changer les couleurs de chaque tome, ce qui était une bonne idée, mais qui a été oubliée.

Ma collaboration, c'était la photo de Trois-Rivières du bas. Pour le médaillon, j'ai eu mon mot à dire pour L'Héritage de Jeanne. J'y reviendrai. Ce qui est illustré ci-haut n'est arrivé qu'une seule fois : on m'a soumis deux suggestions. Je me souviens avoir apporté ceci à mon université, demandant l'opinion à tout le monde. Unanimité : la fille de droite avait l'air trop nunuche. C'est donc celle de gauche qui a gagné la partie.

Mes photos provenaient des archives du département d'Histoire de mon université, mais celle-ci, plus récente, faisait partie d'un CD d'un bureau touristique et qu'on m'a donné, à condition que leur nom figure dans les crédits du livre.

Les photos des médaillons, tout comme d'autres types de photographies, sont achetées en vrac à un fournisseur par les éditeurs, qui peuvent alors s'en servir librement.

 

 


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posté le 19-06-2018 à 23:55:06

À vos ordres, monsieur du public

 

 

Le texte ci-haut est un courriel reçu d'un lecteur. Cela arrivait de temps à autres, car lors des salons du livre, je laissais toujours une pub où on trouvait mon adresse. D'autres passaient par le site de la maison d'éditions. De telles surprises faisaient beaucoup plaisir et j'ai d'ailleurs tout conservé. Ce message présente deux faits inhabituels. Un homme qui m'écrit? Très rare ! De plus, le message date de février 2010, c'est à dire quatre années après que l'éditeur eut pilloné les romans de la série Tremblay. Le type a alors sans doute lu ces livres via les bibliothèques et n'a lu que la moitié de la série. Je lui ai assurément mentionné les trois livres manquants. Cliquez sur l'image pour lire.

Qu'il me nomme le personnage Jeanne ne me surprend guère. Dans les salons du livre, les gens me parlaient sans cesse d'elle. Jeanne Tremblay était une artiste peintre très talentueuse, mais un personnage casse-cou, émotif à l'excès, irresponsable, mordant dans tous les interdits de la vie, dont une consommation excessive d'alcool. Dans Perles et chapelet, elle est une "amie particulière" de Sweetie Robinson, pianiste dans une salle de cinéma. À la fin de la décennie, Sweetie en a ras-le-bol des attitudes de sa copine, retourne aux États-Unis et une année après, elle écrit une lettre à Jeanne, lui demandant de lui pardonner et de la retrouver à Paris.

 

Comme indiqué par le lecteur, cet épisode parisien n'était pas dans le roman. Dans le suivant, L'Héritage de Jeanne, le personnage revient, métamorphosé pour le pire, mère célibataire d'une petite fille du prénom Bérangère. Le lecteur semble se demander ce qui a pu se passer à Paris. Je lui ai sans doute répondu que je n'en savais rien, mais son idée ne m'a pas quittée et, quelques années plus tard, j'ai créé ce roman, intitulé Le destin de Jeanne.

 

Je vais répondre à ses questions. Non, je n'irai pas au salon du livre de Montréal. À Paris, Jeanne sera de plus en plus excessive, si bien que Sweetie en aura plein le dos une seconde fois. Par exemple, Jeanne a l'habitude de se faire payer des verres d'alcool dans les bistros. Qui est le père de Bérangère? Un vagabond au bon coeur qui vient en aide à cette femme ivre-morte. Le lendemain, le vagabond était disparu et Jeanne ne se souvenait plus de rien. Et Sweetie? Elle joue du jazz et du ragtime dans des boîtes parisiennes en compagnie de musiciens américains noirs exilés. Elle enregistrera même un disque. Mais contrairement à Jeanne, Sweetie n'aime pas Paris et retournera dans son pays avec ses musiciens.

 

Voici un extrait où Jeanne foule le sol français pour la première fois, suite à une traversée de l'Atlantique éprouvante.

 

 

S’apprêtant à descendre, elle se sent nerveuse. Un télégramme est arrivé une heure plus tôt, informant que Sweetie ne sera pas là avant le début de la soirée. Jeanne se sent peinée par cette situation. Enfin, elle pose le pied sur le sol, ayant le goût de s’agenouiller et d’embrasser le ciment. Le premier natif s’adressant à elle ne faisait pas partie de ses rêves : « Z’avez un centime pour donner un coup de main à un pauvre désœuvré? » Jeanne, nerveuse, dessine une négation de la tête, surtout parce qu’elle ne connaît pas la valeur de la somme réclamée.

Jeanne marche, arrête, la tête comme une girouette. Tout lui paraît si différent. Les maisons sont veillottes, hautes, avec des escaliers à l’intérieur. Les rues lui semblent très étroites. Bien sûr, elle a souvent vu des photographies, mais la réalité, c’est une autre histoire. Les deux valises la gênent dans ses mouvements.« Où désirez-vous aller, ma petite dame? » À la gare, bien sûr, en espérant que le train de Sweetie ne tardera pas. Ce chauffeur de taxi se montre volubile, parlant de température, résumant les quatre saisons précédentes et terminant par l’été par excellence de son enfance. Jeanne ne l’écoute pas, trop occupée à tout regarder. Elle ne pense pas à enquêter pour constater s’il ne prend pas des détours trop longs afin de faire augmenter le prix de la promenade. Jeanne demeure surprise devant la gare : elle ressemble à celle de Trois-Rivières. Elle a habité en face une partie de sa vie, alors que son père Joseph et sa sœur Louise s’occupaient d’un restaurant de repas légers du nom de Petit Train, accueillant souvent les voyageurs en transit. C’est ainsi qu’en janvier 1922, Sweetie était arrivée de New York, par un soir de tempête. Elle avait l’air frigorifiée, inquiète, et cette image avant tant frappé Jeanne qu’elle l’avait transformée en une toile magnifique, la seule qu’elle a toujours refusé de vendre.

Deux heures d’attente! Jeanne sort, regarde de l’autre côté de la rue pour savoir s’il n’y aurait pas un Petit Train. Elle aperçoit un mirage conforme à ses rêves : un bistro avec des tables sur le trottoir. Rien de tel n’existe au Canada. Il y a des gens perdant du temps, un verre de vin à portée de la main, ou un café servi dans un bol. Elle avance trop rapidement, trébuche contre le rebord du trottoir et immédiatement, cinq bons samaritains se lèvent pour lui venir en aide. Le remerciement adressé au plus grand provoque une réaction : « Vous n’êtes pas du pays, n’est-ce pas? De quel coin arrivez-vous? De Normandie? Avec votre accent, hein, ceci dit sans vous vexer… Du Canada, vous dites? C’est très loin! » Le vin est offert. Jeanne refuse, ne désirant pas le flirt de cet homme. Elle s’installe au loin, commande un goûter. Du pain français! Comme jamais aucun boulanger canadien n’arrivera à préparer! La France, c’est le vin et le pain! Par contre, le fromage de son pays natal vaut cent fois mieux que cette boulette nauséabonde et à la couleur douteuse. Quelle importance, à bien y penser? Jeanne se sent heureuse de déguster ce premier repas français alors que rien ne bouge autour d’elle. La jeune femme termine à peine quand un cri la fait pâlir et redresser : « Jeanne! Jeanne! » Sweetie qui accoure, inchangée, sinon qu’elle porte ses cheveux plus longs, repoussés vers l’arrière. Jeanne se lance tel un boulet vers ses bras et l’amie subit le choc d’une folle étreinte et d’un torrent de larmes, sans oublier un enchainement incessant de bécots. Les clients, témoins de la scène des retrouvailles, applaudissent en poussant des interjections.

 

Ce roman est la seule de mes créations qui ne se déroule ni à Trois-Rivières ni au Québec. Texte caractériel, je n'ai pas cherché quoi que ce soit d'historique ou social relatif à la vie parisienne des années 1930. Par contre, j'ai écouté attentivement les paroles de chansons de cette époque, regardé des films et des photographies. J'ai évité le Paris mondain et touristique, me concentrant sur les quartiers populos et respectant un certain argot français. Je me sens très content de ce roman, que je crois riche en personnages attachants, dont une concierge, madame Rodrigue, qui prendra soin de la petite Bérangère, pendant que Jeanne travaillera pour des salaires de crève-la-faim dans les pires endroits.

Tags: #jeanne
 


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1. johnmarcel  le 20-06-2018 à 09:40:23  (site)

Je le savais qu'un peu de l'accent québécois était proche de l'accent normand… je dis un peu car tu nous dit dans un autre texte qu'il y a différents accents au Québec…
Il y a quelques années, utilisant je ne sais quelle technique, on avait synthétisé la voix de Jeanne d'Arc laissant entendre un accent qui ressemblait fort à l'accent de la belle province…
Par contre, ça me traverse l'esprit que maintenant, Jeanne d'Arc venait de l'autre côté de la France, en Lorraine, loin de la Normandie…
J'y ai jamais pensé à ça !
Ou alors le vieux français parlé était le même à travers le pays de tes ancêtres ?

2. MarioB  le 20-06-2018 à 17:21:17  (site)

A l'époque de la Nouvelle-France, l'accent et même le vocabulaire était différent selon le lieu d'origine de l'immigrant, mais à force de vivre ensemble, il y a eu des points communs, tout en ayant des particularités.
Montréal n'est qu'à 200 km de chez moi et les natifs de la grande ville roulent les RRRR, comme on ne le fait pas chez moi.

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