Nous sommes au 17e siècle, dans cet épisode où le roi de France envoyait dans sa colonie d'Amérique des femmes délaissées, dans le seul but de contracter des mariages hâtifs afin de peupler le territoire. On les appelait 'Les filles du Roy,' Jeanne Aubert faisait partie du groupe et elle a certes contracté un mariage de raison avec le boulanger Guillaume, des Trois-Rivières.
Cependant, l'amour a grandi au fil des jours. Après le décès de l'homme, Jeanne refuse les propositions d'union, assurant qu'elle est toujours mariée avec Guillaume et qu'elle tiendra sa promesse de faire de leur enfant le futur boulanger de Trois-Rivières.
Les années passent et François est parti en appentissage à Lachine. Jeanne, dans sa solitude, pense toujours à Guillaume et lui parle.
Voici l'extrait, du roman Le Pain de Guilaume. J'ai toujours été fier de ce passage.
«Guillaume, mon ami, je me sens si seule. La tentative pour me rapprocher des autres filles du roi s’est avérée vaine. Elles ne portent plus en leur cœur cet épisode de leur jeunesse. Le présent a effacé leur passé. Je me sens si âgée, mon bon époux. Je sais que vous m’avez raconté qu’à mon âge, vous vous sentiez si désolé du départ de votre apprenti Louis Chevallier. Il était le François que vous désiriez et que Dieu m’a permis d’enfanter, un peu plus tard, pour que votre destinée s’accomplisse en ce lieu. Notre fils est maintenant parti et je me sens aussi seule et âgée que vous l’étiez. Je vous envie, Guillaume, car du paradis, si près du Tout-Puissant, vous pouvez voir notre François, tout là-bas, dans le village habité par Barbe, l’épouse de votre grand ami Gaspard. Vous le voyez apprendre à pétrir le pain auprès de ce maître inconnu. J’aimerais tant le regarder moi aussi! Je m’ennuie de mon amie Sacajawea. La vie était si agréable près d’elle. Maintenant, je suis seule et j’ai peur de tout. J’ai grande crainte de perdre la vue. Je sais qu’en cas de si mauvais sort, notre fils me rappellerait près de lui. Je serais alors loin des Trois-Rivières pour dire à tous que je suis la mère de leur futur boulanger, qu’il sera le successeur de Guillaume Tremblay, le premier boulanger de ce fort. Donnez-moi la force, par votre amour et vos prières, d’affronter tous ces sacrifices. Dites à Dieu de se montrer clément envers ma vue, afin que je puisse toujours voir mes dessins de votre visage, mon bel ami. Je veux que chacun sache que je suis votre éternelle épouse, que je suis la mère de François Tremblay, celui qui fera renaître le pain de Guillaume aux Trois-Rivières. Je vous aime toujours, mon ami. Vous me savez fidèle à toutes les promesses que je vous ai faites, avec le Divin comme témoin. J’espère que vous pensez que je suis encore la plus dévouée des épouses, celle que vous avez tant espérée pendant toutes ces années, celle qu’Atichasata l’Algonquin avait vue dans votre destinée comme la mère de votre successeur à la boulangerie de ce bourg.»
Quand on s'aime bien tous les deux a une particularité : c'est un emprunt à des passages de mon roman secret Horizons. La poète marginale Suzanne trouve en 1959 un emploi dans une tabagie, tenue par un gros homme au physique ingrat du nom de Max. N'ayant jamais pu se marier à cause de sa laideur, Max joue d'une chance inespérée en rencontrent Betty, femme de son âge et autant laide et obèse.
Il y a donc pour ces esseulés l'espoir de voir se réaliser un rêve de jeunesse : se marier. Suzanne est témoin de cet amour hors de l'ordinaire et pense qu'il s'agit d'une charmante histoire, d'autant plus que Max et Betty partagent un trait de caractère : la bonté envers son prochain.
Hélas! L'union n'aura jamais lieu : décès de Max... Alors, Suzanne devient la profonde amie de Betty, malgré leur différence d'âge et de goûts, afin de soutenir l'éprouvée, ce qui l'incite à écrire un roman sur cet amour.
Dans Horizons, l'histoire se déroule aux États-Unis, en 1960. Pour ma version québécoise, nous sommes de 1966 à 1971. J'avais hésité à garder les prénoms anglophones de Max et Betty, mais n'ai pas pu leur imposer des appelations francophones. Il y a des nuances entre le récit d'origine, plus complet dans ce roman de 300 pages.
Max et Betty adorent les 'cultures des pauvres' : galas de lutte, soirées dans des cabarets de seconde zone pour écouter un comique minable et surtout la musique. Le couple adore le western, les chanteurs de charme, la musique hawaiienne. Un puissant amour les unit : celui pour le chanteur Yvan Daniel, et surtout son immense succès : Quand on s'aime bien tous les deux. Photo et fichier audio ci-haut.
Soudain apparaît un nœud papillon avec un homme tout autour, présenté par la serveuse comme Raymond Fingers Lacroix, « de passage dans notre localité avant de se rendre à Las Vegas. » Un piano-bar! Max n’avait pas remarqué l’écriteau, à l’entrée. Betty souligne qu’elle avait déjà entendu, il y a quelques années, un pianiste très talentueux, Claude Fingers Levasseur. Le musicien débute illico par Moonlight Serenade, faisant cligner les paupières de Betty. Max chantonne tout bas, autant ravi. La troisième pièce jette le couple au sol : rien de moins que Quand on s’aime bien tous les deux, leur hymne par la voix incomparable d’Yvan Daniel.
« Dans notre petit nid de rêve, tout près de moi tu viens t’assoir,
- et ma voix tendrement s’élève, dans cette prière du soir,
- à ce chant très doux, le bonheur jaloux,
- n’a plus d’autre secret pour nous. Que c’est beau, Max! Saudit que c’est beau! »
Suzanne relève les sourcils, sans doute autant étonnée que Fingers, face à cette harmonie maladroite de deux cœurs unis par les mots. Rapidement, tout ce qui bouge dans ce petit espace ne vit que pour cette enfilade de chansons romantiques, faisant tanguer Max et Betty. Suzanne n’a jamais vu rien de plus singulier et de charmant.
1. Maritxan le 25-03-2019 à 01:04:43 (site)
Une histoire singulière qui a happé mon attention. Encore une !
Tu es vraiment fait pour être romancier. Comment ne l'ont-t'ils pas vu plus tôt ? Je parle de tes éditeurs, bien sûr !
PS: Comme tu vois, ce soir je vais un peu mieux, la cortisone a dû faire son effet... je suppose ! Vu les circonstances, tu es sûrement conscient que mes paroles ont plus de poids que d'habitude. Toujours pas de coquilles ?
2. Marioromans le 25-03-2019 à 04:06:08 (site)
Non, pas de coquilles. Je n'en ai jamais vu, d'ailleurs.
J'aime bien ce roman. Parfois, il y a des petites étincelles. C'est son cas. Je suis en train de le revoir une autre fois et je crois que je vais tenter ma chance de le proposer à des éditeurs. C'est très 'populo', comme roman. Puis c'est une histoire d'amour, hein !
Cette semaine, il y a le salon du livre de Trois-Rivières, auquel je ne tiens pas. Mais l'éditeur Marcel Broquet sera présent. La première fois que je vais le rencontrer. Je vais tenter de mettre cartes sur tables à propos de lui & moi.
Dans la seconde partie de Contes d'asphalte, le petit Martin représente une idéalisation de ma propre enfance. Ses jeux, ses manies et son entourage sont inspirés de faits véritables des premières années de ma vie.
Ainsi, en 1966-67, j'avais eu droit à la plus adorable maîtresse d'école que l'on puisse imaginer : Mademoiselle Huguette. Il n'en fallait pas plus que pour qu'elle devienne personnage de mon roman et que Martin soit fou d'amour pour ses beaux yeux.
Voici un extrait où Martin s'inquiète d'un sale tour que ce voyou de Gladu joue à l'enseignante.
La photo : la véritable Mademoiselle Huguette. Je suis à l'extrémité droite de la première rangée, près du religieux. Vous noterez que je suis le seul à ne pas porter de cravate et à avoir adopté le toupet Beatles.
Ah, les tours ! Un Art ! Particulièrement si vous avez un adulte comme victime. Il faut connaître son sujet, au risque de recevoir une raclée. Comme la fois où j’avais mis du sucre dans la salière en sachant que papa sale beaucoup sa soupe. Jamais plus… Mais quand ma mère prend en note un numéro de téléphone et qu’à son insu je change les 0 en 8 et les 1 en 7, maman peut apprécier ce genre d’humour. Je n’oserais cependant pas lui jouer un tour concernant ses livres.
Le mieux, avec les tours, est de se les faire entre gars. Quand il y a une colère, elle ne dure jamais bien longtemps et souvent les amis finissent par rire du tour dont ils ont été victimes, surtout quand ils décident de l’appliquer à un autre gars. L’école représente le meilleur endroit pour cette science. En trois années, j’ai été témoin des grands classiques, qui, à défaut d’originalité, demeurent toujours efficaces : la flaque d’eau sur la chaise de la maîtresse, la grenouille dans le tiroir de son bureau, les craies cachées. Mais quand je vois Gladu mettre une punaise sur la chaise de mademoiselle Huguette, je ne suis pas d’accord ! Je veux le dire à mademoiselle, mais Gladu menace de me couper le cou, tout en brandissant son poing noir.
Voilà mademoiselle Huguette. Elle entre. Elle est contente. Elle nous souhaite une bonne journée. Si belle ! Elle marche doucement, s’installant devant le tableau. Je voudrais tant l’avertir, lui faire des signes ! Elle se retourne, va vers son bureau, approche de la chaise, se penche, se penche, se penche et je me bouche les yeux ! Elle se relève en criant ! J’ai honte ! Honte pour les gars qui trouvent ce tour drôle. L’objet meurtrier entre ses doigts, mademoiselle Huguette réclame l’auteur de ce méfait. Mon cœur parle et ma bouche s’écrie : « C’est Gladu, mademoiselle ! » Je ne trouve aucun appui chez les autres, si bien que nous sommes tous en retenue de récréation. Quelle cruauté ! Nous copions des pages de grammaire alors que nous entendons les cris des gars jouant dans la cour. Quelle sensation désagréable d’être en classe à cette heure. Mademoiselle Huguette, toujours fâchée, garde les bras croisés. Parfois, elle me regarde d’un œil accusateur, comme si je pouvais être son présumé assassin. La cloche sonne en cette fin de terrible avant-midi, signifiant surtout le cri de guerre de Gladu : « Comeau, t’es un homme mort ! » Il n’attend même pas d’être dans la cour pour me tuer. Il me frappe tout de suite et vise mes lunettes, comme un lâche. Je me défends comme je peux. Mademoiselle Huguette arrive pour nous séparer.
« C’est pas moi ! C’est lui, mademoiselle !
- Non, c’est lui ! Pas moi, mademoiselle !
- Cessez ces jérémiades tout de suite ! Serrez-vous la main comme deux bons enfants.
- Serrer la main à lui ? À lui ? Mais, mademoiselle ! Je vous aime tant et je voulais vous défendre contre lui ! Je ne pensais qu’à vos fesses, mademoiselle ! »
Je ne sais pas pourquoi j’ai dit une telle chose… Toujours est-il que pendant que Gladu fait les cent pas dans la cour à aiguiser son canif vengeur, je passe l’heure du dîner dans le petit coin de la salle de récréation, surveillé par un jeune frère au regard reptilien. À quatre heures, Gladu m’arrache le sac d’école du dos en jetant tout son contenu au vent. « Ça y est ! C’est la guerre! » Richard, Junior et Daniel se lèvent comme un seul gars pour m’appuyer.
1. chocoreve le 24-03-2019 à 14:30:19
Oui ! et le seul a ne pas se tenir face au photographe ! ...
Les tours ! J'adore cet extrait, que je trouve très léger, et drôle aussi (sauf le tour de la punaise hein ...) !
et surtout faire des tours à ses propres parents, là il faut le faire quand même !!!
2. Marioromans le 24-03-2019 à 20:24:10 (site)
Je regardais du côté de mademoiselle, car le frère directeur m'avait éloigné d'elle.
Le fichier audio vous fait entendre la chanson Blue-Jeans sur la plage, par les Hou-Lops, succès de l'été 1965. Cette chanson est une superbe photographie de l'adolescence du temps, d'autant plus que les paroles ont été composées par une fille de 16 ans, Louise Rousseau.
Arrivé à cet été 65, lors de la création de la première partie de Cheveux longs et cheveux gris (commercialisé sous le titre Les fleurs de Lyse), je me suis rendu compte que j'avais tout sous la main pour manifester mon amour pour la chanson des Hou-Lops : des musiciens ados (Les Indésirables), une fille avec jeans, et la plage de l'île Saint-Quentin, à Trois-Rivières (Photo ci-dessous).
Au cours de cet été, les Indésirables se produisent sur différentes plages du Québec, pour distraire les jeunes, les faire danser et chanter. À chacun de leurs retours à Trois-Rivières, mon héros le guitariste Robert, et sa petite amie Julie se doivent de retourner à l'île Saint-Quentin, comme un rituel de leur jeunesse, de leur amour.
Le chapitre entier, du titre de Nous, les jeunes, est une paraphrase de Blue-Jeans sur la plage. Il suffit de prêter attention aux derniers mots de la chanson et de les comparer à ceux avec lesquels je termine le chapitre.
Après le nord de Montréal, nous parcourons les Cantons de l’Est à deux reprises, la région de Québec, et montons jusqu’à la Champatek de Chicoutimi. Nous nous produisons dans les endroits les plus improbables, les plus petits. Comment oublier Anse-Saint-Jean, où nous avons appris à jouer Satisfaction devant le juke-box de la salle de loisirs afin de l’interpréter le soir même, alors que Baraque ne savait pas du tout les paroles des couplets, les remplaçant par des aboiements ? La fin de chacun de ces voyages mouvementés me rapprochait de Julie et de l’île Saint-Quentin, comme si nous avions établi un rituel pour tous ces retours qui se terminent contre le même arbre à nous embrasser, chaque baiser la faisant toujours chanter doucement.
C’est contre cet arbre, à la fin d’août, que Julie et moi sommes devenus discrètement plus intimes. Comme un enfant satisfait, j’ai eu le goût de poser ma tête contre sa poitrine et de sucer mon pouce. Amoureux, soudés, reliés, unis à la promesse folle que c’était pour toujours, nous avons parcouru la plage de l’île une dernière fois, moi et mes cheveux longs, elle et son blue-jeans. Tous les jeunes autour de nous semblaient tristes, presque les larmes aux yeux, après avoir vécu leurs seize ans comme nous : au soleil, les pieds dans le sable chaud, avec les transistors et le palmarès, les ballons, les vagues du fleuve. L’école nous attendait. Nous avons dit adieu à la plage, à l’été 1965 de nos seize ans, avec l’espoir que tout recommencera l’an prochain.
1. chocoreve le 21-03-2019 à 16:13:35
Quand on est jeune on vit l'instant présent, sans même penser au lendemain, on est persuadé que rien ne finira ...
Suis allée écouter le chanson sur youmachin ... je ne l'entends pas chez toi ici, en fichier audio tu dis ?
J'aime bien le titre, cheveux longs et cheveux gris.
2. Marioromans le 21-03-2019 à 17:09:09 (site)
Oui, fichier audio. Il fonctionne chez moi, c'est certain.
La personnage Lyse n'appaaît que dans la seconde partie, 300 pages après la première partie.
Dans ce livre, Roméo, vieillissant, voit ses cheveux devenir gris, et il se frotte avec joie avec des garçons aux cheveux longs.
Les fleurs de Lyse ne veut rien dire, comme titre.
Nous sommes à Paris, au coeur des années 1930. Jeanne Tremblay, de plus en plus incohérente et imprévisible, a été délaissée par son amoureuse Sweetie, repartie pour l'Amérique. La peintre déchue va d'épreuves en épreuves, cherche en vain à se faire une nouvelle amie, ce qu'elle réussit en la personne d'une jeune femme. Mais quand Jeanne tente une approche plus... personnelle, elle se retrouve sans copine et prend la plus puissante cuite de sa vie, puis rencontre... Un extrait de Le destin de Jeanne.
Jeanne pleure, alors que son œil enfle. La scène n’émeut pas le propriétaire du bar, las d’entendre cette femme lancer des jurons à tout ce qui passe devant elle. Les deux précédents ont fait preuve de moins de patience. La voilà jetée à la rue avec peu de gentillesse, si bien que la Canadienne s’écrase sur le trottoir, puis se traîne jusqu’au rebord, tombe sur ses flancs. Elle recommence son Niagara de tristesse, quand soudain, un jeune vagabond approche et s’assoit près d’elle pour réclamer des cigarettes.
« Mon amie m’a quittée après m’avoir frappé. Regarde mon œil au beurre noir. Puis mon autre amie a aussi fiché le camp à Vancouver.
- Tous pareils! Dis, la belle… Une clope? »
Jeanne se redresse pour atteindre son sac à main, mais s’écrase sur le côté. Le jeune homme lui vient en aide, constatant que cette femme est profondément ivre. Son pain quotidien, quand on vit dans la rue, sous les ponts. Il la reconduit jusqu’à un banc, a peine à la garder en équilibre.
« Bordel! Il n’en reste que deux. J’ai sûrement encore un peu de fric et je vais aller acheter un paquet et…
- Hé! Tout doux, la belle! Tu ne peux marcher dans cet état. Donne ton oseille. Il y a un débit de tabac à deux coins de rues d’ici. T’inquiètes pas, je vais te ramener ta monnaie. Je suis honnête.
- Je suis capable de faire mes courses et…
- Tout doux, j’ai dit. Reste ici et je reviens, la belle.
- C’est vrai que je suis belle? »
À son retour, le vagabond voit Jeanne écroulée au sol. Il a du mal à la replacer sur le banc. Le temps d’ouvrir le paquet de cigarettes qu’elle vomit et retombe. Il fouille dans le sac à main, à la recherche d’un mouchoir pour lui essuyer le bec. « Parle-moi de ce chagrin d’amour, la belle. Parler, ça fait du bien et… attends, je vais te l’allumer. Seule, tu n’y arriveras pas. » Jeanne divague et retrouve son accent, mis souvent au rancart pour éviter que les gens ne lui posent la question qu’elle ne veut plus entendre. Il écoute, hoche la tête, approuve, même s’il ne comprend rien.
« Toi, t’es un vrai chum!
- Mais oui, la belle.
- Tu ne m’as même pas parlé de mon hostie d’accent. Tiens! Je t’offre un verre!
- Il ne faut plus boire. T’as eu ta dose, non? T’es saoule comme un village irlandais et…
- Amusant, ça!
- Écoute, la belle, je…
- Je ne suis pas belle! Je suis une grosse flapper! Mes amies m’ont rejetée parce que je suis mouche… moche…
- T’as un toit? Une chambre? T’es chanceuse. Moi, depuis deux années, j’ai…
- À boire, mon copain!
- Je vais te reconduire à ta piaule. Marcher, ça va te faire du bien… Enfin... Si tu y arrives, hein… Hop! Un petit effort! Debout! Merde… Je ne peux pas te laisser comme ça. Les flics vont se lécher les doigts en te voyant ainsi. Le plus ils gonflent leur panier à salade, le plus ils ont de chances d’avancement. Où crèches-tu?
- Par là.
- Fais comme une grande fille : un pied devant l’autre. »
Ce qui étonne le vagabond est que l’heure de marche n’a pas permis à Jeanne de dessaouler. Il y a eu deux arrêts dans des cafés pour lui permettre d’aller à la toilette. Le jeune homme avait alors l’impression que la clientèle complète avait les yeux rivés en sa direction. À une occasion, il a pu acheter un café versé dans un gobelet de carton et que Jeanne a avalé en deux traits, sans se brûler, alors que l’autre grimaçait de douleur en la voyant. La femme a aussi piqué six crises en croisant autant de bistros. Il écoutait ses discours sans dessus dessous, mais s’est aussi amusé de ses éclats de rire. Il lui a même enseigné à tendre la main pour demander des pièces aux passants. « Une autre cuite comme celle-là et ce sera utile de connaître la méthode. »
En montant l’escalier, Jeanne passe près de tomber trois fois, alertant deux voisins, dont l’un a crié à l’étranger : « On est habitués, hein! » Contre toute attente, en entrant dans sa chambre, la pauvre se calme, puis se lance sur le lit. Le garçon se presse de chercher une serviette froide qu’il étend gentiment sur son front. Il fouille aussi les armoires pour trouver un peu de nourriture. Que du café et des biscuits. « Il va lui falloir un baril de café… Merde! Elle vomit encore! » De nouveau, il nettoie, lui parle calmement et, à sa grande surprise, Jeanne s’endort, puis ronfle quinze minutes plus tard.
« Fichtre qu’elle était bourrée… J’ai fait ma B.A. et je mérite un peu de cette chaleur. La rue, c’est confortable le jour, en mai, mais la nuit, hein, c’est comme chez les Eskimos. Je vais préparer encore du café et demeurer une heure, pour m’assurer qu’il ne lui arrive rien de fâcheux. Il reste assez de clopes pour me faire du bien. Bordel qu’elle ronfle fort! »
Quand Jeanne se réveille, au début de l’après-midi, elle a l’impression d’être la seule survivante sur Terre, que la fin du monde s’est produite au cours de la nuit, du moins jusqu'à ce qu’une auto klaxonne sur le boulevard. « Ah ouais… J’admets que cette fois, j’ai pris un verre de trop… » Se rendant vers le lavabo, elle a l’impression de tituber encore. Elle voit un pain, une assiette et un verre sur la table. « Qu’est-ce que ça fait là? Quelqu’un est entré ici pendant que je dormais? » Réponse sous la forme d’un mot griffonné sur un papier et déposé contre le verre. « J’espère que tu vas mieux, la belle. Merci pour les cigarettes, le café et l’affection. » Jeanne se gratte les tempes, fronce les sourcils, ne comprend rien, du moins jusqu’à ce qu’elle croque dans le pain. « Oui, c’est vrai… Un garçon est venu me reconduire… Il était gentil, je crois… »
Le temps qu'il faut, Jeanne réalise qu'elle est enceinte, mais n'a immédiatement aucun souvenir de ce qui est arrivé. L'épisode lui reviendra en mémoire un peu plus tard, mais elle ne se souvient plus du nom du garçon.
Sa vie prendra alors une autre direction : une lutte de tous les jours pour le bien-être de sa fille Bérangère. La pauvreté et les épeuves seront le pain quotidien de Jeanne, mais Bérangère n'en saura rien. Jeanne Tremblay sera une bonne mère.
De retour à Trois-Rivières pendant la guerre, Bérangère, née française, fera face à la xénophobie des Québécois, goûtera à la méchanceté d'autres fillettes parce qu'elle est une enfant née hors mariage. Jeanne ne dira jamais à sa fille qui était son père.
1. chocoreve le 17-03-2019 à 20:24:57
Oh là là ce passage me rappelle trop un proche qui était toujours dans cet état d ébriété là, alors que j'étais enfant ! ...
2. Marioromans le 17-03-2019 à 20:56:32 (site)
Je suis en train de faire une relecture (et améliorations) de ce texte, d'où ces extraits rapprochés.
3. 1688upx com เข้า สู่ ระบบ le 07-02-2024 à 13:12:05 (site)
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